Rabais de fidélité dans l’affaire Intel : suite et fin mais néanmoins clair-obscur au plan pratique.

Commission c./ Intel Corporation

Pour l’arrêt : CJUE, 24 octobre 2024, aff. C-240/22 P / Pour le résumé : CURIA – Documents

 

1. Faits.

C’est un vieux feuilleton qui touche à sa fin.

L’on se souvient de la sanction d’Intel pour deux types de comportements adoptés à l’égard de ses partenaires commerciaux.

D’une part, des rabais consentis à différents équipementiers (Dell, Lenovo, HP, etc.) à la condition qu’ils achètent auprès d’elle la totalité ou la quasi-totalité de certains de ses produits « CPU x86 » (« Central Proccessing Units » d’architecture 86) et, d’autre part des paiements d’Intel à un distributeur européen d’appareils microélectroniques (Media Saturn) à condition que ce dernier vende exclusivement des ordinateurs équipés des produits précités.

Ces rabais et paiements auraient assuré la fidélité des quatre équipementiers et de Media-Saturn et ainsi sensiblement réduit la capacité des concurrents (dont AMD) d’Intel à se livrer à une concurrence fondée sur les mérites de leurs CPU x86 (cf. un rappel des faits jusqu’au premier arrêt de la CJUE dans cette affaire, à savoir CJUE, 6 sept. 2017, aff. C-413/14, Intel c/ Commission, Lettre distrib. 10/2017, obs. N. Eréséo).

Concluant à l’existence d’un abus de position dominante, la Commission avait en effet, dès 2009, sanctionné Intel à hauteur de 1,06 milliard d’euros (déc. C(2009) 3726, 13 mai 2009, – aff. COMP/C‑3/37.990).

A l’occasion de son recours devant le Tribunal de Première Instance, Intel avait notamment contesté la répartition de la charge et le niveau de preuve requis pour qualifier d’abusifs les rabais et les paiements accordés en contrepartie d’un approvisionnement exclusif (TPIUE, 12 juin 2014, Intel c/ Commission, aff. T-286/09).

Sur pourvoi d’Intel, la CJUE avait examiné les moyens de la requérante et notamment celui faisant valoir que le Tribunal avait commis une erreur de droit en n’examinant pas les rabais litigieux au regard de l’ensemble des circonstances pertinentes.

La Cour énonçait alors que dans le cas où l’entreprise concernée soutient, au cours de la procédure administrative, éléments de preuve à l’appui, que son comportement n’a pas eu la capacité de restreindre la concurrence et, en particulier, de produire les effets d’éviction reprochés, la Commission était non seulement tenue d’analyser, d’une part, l’importance de la position dominante de l’entreprise sur le marché pertinent et, d’autre part, le taux de couverture du marché par la pratique contestée, ainsi que les conditions et les modalités d’octroi des rabais en cause, leur durée et leur montant, mais qu’elle également tenue d’apprécier l’existence éventuelle d’une stratégie visant à évincer les concurrents au moins aussi efficaces (cf. N. Eréséo, préc.).

L’arrêt « initial » du Tribunal fut ainsi annulé par la CJUE dans un arrêt du 6 septembre 2017 et l’affaire renvoyée devant ce même Tribunal.

Ce dernier, dans un nouvel arrêt (26 janv. 2022, aff. T-286/09) et à partir des enseignements de la CJUE notamment au sujet de la mise en œuvre du test « AEC » (As Efficient Competitor) par la Commission au regard des équipementiers, identifiait des erreurs de cette dernière dans l’application de ce test et annulait partiellement la décision de Commission, en ce qu’elle avait qualifié les rabais contestés de pratiques d’abus de position dominante (art. 102 TFUE).

C’était alors au tour de la Commission de former un pourvoi contre ce deuxième arrêt du Tribunal, en faisant valoir des erreurs dans l’examen du test AEC par le Tribunal.

La Cour de Justice rejette le pourvoi contre l’arrêt précité et tranche définitivement ce litige opposant la Commission à Intel.

 

2. Problèmes et solutions.

Il était en l’espèce question de déterminer si Intel, par ses pratiques, avait abusé de sa position dominante sur le marché mondial des microprocesseurs en mettant en œuvre une stratégie d’ensemble visant à exclure du marché son principal concurrent.

La Cour valide l’analyse suivie par le Tribunal pour juger la capacité d’éviction des rabais d’exclusivité contestés insuffisamment démontrée et, partant, annuler le constat d’infraction sur ce point, à l’occasion de sa décision de 2009.

Elle apporte à cette occasion des précisions sur la portée du contrôle de légalité incombant au Tribunal lorsqu’il est appelé à se prononcer sur une telle analyse des effets anticoncurrentiels potentiels de telles pratiques, ainsi que sur la mise en œuvre du test « as efficient competitor test ».

 

3. Analyse.

Nous ne rentrerons pas dans le détail à propos de cette pratique « d’abus d’éviction » par un opérateur en position dominante (M.A. Frison-Roche et J.C. Roda, Droit de la concurrence, Dalloz, 2e éd, n°583. Rappr. projet de lignes directrices sur les pratiques d’éviction abusives dans le cadre de la consultation publique lancée le 1er août dernier et qui vient de s’achever fin octobre. https://competition-policy.ec.europa.eu/public-consultations/2024-article-102-guidelines_en?prefLang=fr ; sur la réponse à cette consultation par l’Association des Avocats Pratiquant le Droit de la Concurrence en date du 31.10.2024), qu’il est ici question d’identifier moyennant la mise en œuvre du test du concurrent aussi efficace.

Pour les non-initiés, contentons-nous d’énoncer sommairement de quoi l’on parle.

Et pour cela, rien de mieux que la reprise ci-après du contenu d’une des littératures d’accès aisée sur le sujet.

Il s’agit d’un test, surtout employé en matière d’abus de position dominante et issu de l’approche « plus économique ». Le test n’a rien de très juridique ; c’est un test de coûts qui nécessite généralement l’expertise d’économistes. Il vise à vérifier si les pratiques mise en œuvre par une entreprise dominante conduisent des concurrents aussi efficaces, à pratiquer des prix inférieurs à leurs coûts évitables moyens ou à leurs coûts marginaux moyens de long terme (M.A. Frison-Roche et J.C. Roda, préc., n°595).

La Cour, dans l’arrêt rapporté, indique que ce test repose sur une comparaison entre la « part disputable » (ce qui désigne, en l’occurrence, la part du marché que les clients d’Intel étaient disposés et en mesure de reporter leur approvisionnement sur un autre fournisseur, nécessairement limitée compte tenu, notamment, de la nature du produit ainsi que de l’image de marque et du profil d’Intel.

De cette qualité de partenaire commercial incontournable résultait le pouvoir d’Intel d’utiliser la part non disputable comme un levier pour réduire le prix sur la part disputable du marché) et la « part requise » (ce qui désigne, en l’occurrence, la part des besoins du client qu’un concurrent aussi efficace que l’entreprise dominante doit décrocher afin qu’il puisse accéder au marché sans subir de pertes).

Autrement présenté, le test AEC effectué dans la décision part du principe qu’un concurrent aussi efficace que l’entreprise en position dominante, qui cherche à décrocher la part disputable des commandes jusque-là satisfaites par une entreprise dominante, doit offrir une « compensation » au client, pour le rabais d’exclusivité qu’il perdrait s’il achetait une part moindre que celle définie par la condition d’exclusivité ou de quasi-exclusivité.

Le test a alors pour finalité de déterminer si le concurrent aussi efficace que l’entreprise en position dominante, qui subit les mêmes coûts que celle-ci, peut toujours couvrir ses coûts dans ce cas.

Le test AEC, tel qu’appliqué en l’espèce, établissait ainsi le prix auquel un concurrent aussi efficace qu’Intel aurait dû offrir ses CPU x86 afin de compenser un OEM pour la perte d’un quelconque paiement d’exclusivité octroyé par Intel (cf. arrêt, points 152 et s.).

Ces subtilités rappelées et avec lesquelles le juriste doit faire pour conseiller son interlocuteur, il nous appartient dans ces colonnes de délivrer le « point de vue pratique ».

A vrai dire, il nous vient à l’esprit le « Saint-Jérôme écrivant » du maître Caravage, tant visuellement que sur le fond, et dont il est parfois dit qu’il s’agit d’une œuvre inachevée.

Pour son côté « clair » et comme signalé en 2017 à l’occasion du premier arrêt de la CJUE sur ces rabais de fidélité d’Intel, la Cour de justice consacre l’approche par les effets (Lettre distrib. 10/2017, préc.) validant, en l’occurrence, l’analyse suivie par le Tribunal pour juger la capacité d’éviction des rabais contestés, qui doit être démontrée (rappr. Paris, 4 avr. 2006, n° 2005/14057, sur recours de la décision 05-D-32 du Conseil de la Concurrence, Lettre distrib. 06/2006, obs. N. Eréséo).

Mais la scène a aussi son côté « obscur » car, pour citer d’autres maîtres plus contemporains dans la matière qui nous occupe ici (M.A. Frison-Roche et J.C. Roda, préc., n°595), le test est d’abord complexe à manier, ce dont témoigne au demeurant la présente affaire, et sa fiabilité est mise en doute.

De plus, si le test est utile pour résoudre les cas qui se présentent aux autorités de concurrence, il doit surtout servir à l’entreprise en position dominante pour évaluer son comportement, et savoir quand elle risque d’enfreindre la loi.

Et là, c’est selon nous déjà plus compliqué au plan pratique, au point que les acteurs dominants les plus prudents ne semblent pas s’impatienter à l’idée de voir « testées » par une autorité de concurrence leurs réductions dans l’hypothèse où elles pourraient être litigieuses.

Ces derniers préfèrent alors éviter de s’engager sur le terrain de l’analyse et, ce faisant, se gardent de prévoir des rabais de ce type alors qu’ils le pourraient peut-être, mais à un risque qu’ils n’ont envie de courir, ce qui peut s’entendre lorsque l’on connaît l’ampleur des sanctions.

Voilà en tout cas un sujet qui interpelle alors que s’engagent les négociations commerciales pour 2025.

Jean-Michel Vertut – Avocat.

 

Nota : le commentaire de cet arrêt est intégré, pour l’essentiel, à la Lettre de la distribution du mois de novembre 2024. Il le sera aussi à la Revue Concurrences. Sur mes autres contributions dans ces publications, voir sous l’onglet Publication, la rubrique Lettre de la Distribution.