Négociations 2022 : le Juge, troisième homme de la négociation.

Affaire ITM c./ JDE

Ordonnance de référé, Tribunal de Commerce de Paris, 2 février 2022, n° 2022002981

 

Les demandes de baisse de prix par l’acheteur ou de hausse par le vendeur, sont le point d’achoppement essentiel des négociations commerciales annuelles, en notamment celles pour 2022, sous tension toute particulière à raison du caractère actuellement inflationniste des coûts de production.

L’affaire ici rapportée nous en procure une illustration (Ord. référé. T. Com. Paris, 2 février 2022, n° 2022002981), dans laquelle il en est appelé à l’intervention rapide du Juge par l’une des parties.

Faits

La société Jacobs Douwe Egberts (JDE) fournisseur de café aux marques bien connues telles que L’or, Senseo, Tassimo, Jacques Vabre, Grand’Mère, Maxwell House et Velours Noir (source site internet LSA, 8 février 2022), et Intermarché (ITM), étaient liées par contrat au titre de l’année 2021.

Selon l’ordonnance rapportée, ce contrat stipulait le « maintien des conditions en place à défaut de signature d’un nouveau contrat à l’issue de l’année civile ou d’un accord pour la période transitoire ».

Nous comprenons que cette dernière période est celle entre la fin du contrat 2021 et la conclusion du nouvel accord pour 2022, au plus tard le 1er mars 2022. Faute d’accord sur les prix applicables à compter du 1er janvier 2022, JDE a cessé de livrer ITM dès le 4 janvier 2022, soit pendant la période transitoire précitée.

Invoquant une rupture brutale (sans préavis) de relation commerciale établie, un trouble manifestement illicite et/ou un dommage imminent du fait de cet arrêt de livraison, ITM assigne son fournisseur fin janvier en référé d’heure à heure devant le Tribunal de commerce de Paris, pour le voir condamné à le livrer à titre conservatoire, sous une astreinte de 547.000 euros par jour de retard.

Cette demande de reprise des livraisons doit se faire, selon ITM, « aux dernières conditions en vigueur (tarifaires et autres) jusqu’au plus proche des évènements suivants : la conclusion d’une convention annuelle entre les parties pour l’année 2022 ; ou l’écoulement d’un préavis du 18 mois (18) expirant le 30 juin 2023 ».

En défense, JDE qui concluait à titre principal au rejet des demandes d’ITM, concédait à titre subsidiaire que si livraison il devait y avoir sur ordre du Juge, celle-ci devait se faire « selon les conditions tarifaires du tarif 3-2021, transmis à la société ITM ALIMENTAIRE le 29 juillet 2021 et qu’elle prendra fin au 1er mars 2022 ».

L’ordonnance est très discrète quant au contenu des échanges entre les parties ayant conduit à la situation litigieuse, ce qui est contrariant pour l’observateur car les faits, très probablement bien documentés et débattus devant le Juge, ont toute leur importance en pareil cas.

Nous pouvons toutefois présumer que les rapports ont été « tendus » entre le fournisseur et la Centrale.

Nous apprenons aussi de l’ordonnance, que le fournisseur soutenait avoir « tenté en vain depuis 6 mois de renégocier les tarifs devenus intenables avec la flambée du cours des matières premières et qu’il n’avait pas eu d’autre choix, devant l’absence de rapprochement possible, que de suspendre les livraisons en janvier jusqu’à un nouvel accord pour 2022 ».

L’on peut encore deviner, au vu de la multitude des marques commerciales du fournisseur, de leur notoriété et du montant de l’astreinte journalière réclamée, l’importance du courant d’affaires en cause.

Par ailleurs, l’évocation, dans les chefs de demandes d’ITM, de la reprise des livraisons, aux dernières conditions en vigueur, ou l’écoulement d’un préavis du 18 mois expirant le 30 juin 2023, permet de présumer que la relation commerciale nouée entre les parties ne datait pas d’hier.

Relevons toutefois, parmi les trop rares informations de l’ordonnance que JDE soutenait, pour la convention 2021 signée entre les parties, avoir adressé une lettre de réserve à son client ITM sur « la clause léonine de maintien des prix sur une période transitoire » et que cette lettre avait été ignorée « volontairement » par ITM.

La presse spécialisée nous livre quelques informations complémentaires.

Aux dires d’ITM, la hausse de prix demandée par le fournisseur aurait été de 25% (source site internet LSA, 8 février 2022). Ce dernier a d’ailleurs estimé utile de faire valoir un droit de réponse face à la présentation de la situation donnée par ITM (source site internet LSA, 9 février 2022). Ambiance !

In fine, le Juge des référés a ordonné le rétablissement des livraisons.

 

Problème

Se posait la question du traitement par le Juge des référés, d’un désaccord entre les parties sur le prix des marchandises pendant la période de la négociation commerciale de janvier/février 2022, dans l’attente d’un accord devant intervenir au plus tard le 1er mars, et alors que le contrat cadre, qui était conclu pour l’année civile 2021, contenait une clause prévoyant un« maintien des conditions en place à défaut de signature d’un nouveau contrat à l’issue de l’année civile ou d’un accord pour la période transitoire ».

 

Solution

Par une motivation aussi succincte que l’est dans la temporalité la mesure qu’il ordonne, le Juge retient que « la convention signée étant la loi des parties, il y a lieu de rétablir les livraisons pour une période courte qui devra permettre de trouver un nouvel accord de tarif équilibré tenant compte de la réalité du marché ».

 

Observations

Loi Egalim 2, augmentation du prix des matières premières et intrants et plus généralement des coûts industriels etc : les négociations commerciales pour 2022 se sont avérées dans l’ensemble bien crispées, voir conflictuelles, pour celles et ceux qui les ont vécues, accompagnées ou observées.

Il n’est alors selon nous pas surprenant – bien qu’à déplorer pour des parties qui s’estiment ou se disent partenaires économiques – de voir ces dernières et alors que la période de négociations n’est pas encore clôturée, prendre une tournure judiciaire.

C’est le cas en l’espèce à raison d’un arrêt de livraisons, qui n’a pas pu être évité par la communion des intelligences respectives des parties à la relation commerciale, en vue de trouver dénominateur commun, ne serait-ce que temporaire, pour le courant d’affaires de la période des leurs négociations annuelles, qui doivent conduire à un accord, le cas échéant, avant le 1er mars. Quitte à ce que les désaccords durables se règlent par la suite, en référé le cas échéant et/ou au fond.

En l’espèce et sans prendre parti pour l’un ou l’autre des acteurs, signalons que le demandeur, ITM, n’en est pas à son coup d’essai.

Qui ne se souvient pas, dans le petit monde de la grande distribution, de son différend avec Coca-Cola à l’occasion des négociations commerciales 2020 (Ord. référé. Trib. Com. Paris, 16 janvier 2020, n° 202000169, Lettre distr. 02/2020, nos obs. et CA Paris, 26 novembre 2020, n° 20/02392, Lettre distr. 02/2021, nos obs.) où la même juridiction des référés, indépendamment du fond du droit, avait tranché au provisoire dans un litige opposant « Les Mousquetaires » avec cet autre fournisseur.

A ce jour et comme dans l’affaire d’il y a deux ans, le Président du Tribunal de commerce ordonne la reprise des livraisons le temps de trouver un accord, si accord il doit y avoir.

Les parties sont renvoyées dos à dos. Rien de plus si ce n’est, pour contraindre le fournisseur à assurer l’exécution de l’ordonnance, le prononcé d’une astreinte de 100.000 euros par jour de retard.

Ce montant est d’ailleurs assez éloigné de celui de l’astreinte demandée au Juge, à la différence du litige d’ITM avec Coca-Cola d’il y a deux ans, où l’astreinte ordonnée avait été de 460.000 euros, pour une astreinte sollicitée de 493.000 euros.

In fine – et la brièveté de l’Ordonnance invite à le considérer – le Juge répond simplement à la situation de blocage par une mesure de déblocage, mais pour un temps très court.

Il le précise : « la convention signée étant la loi des parties, il y a lieu de rétablir les livraisons pour une période courte qui devra permettre de trouver un nouvel accord de tarif équilibré tenant compte de la réalité du marché ».

Certes et rappelant que la convention tient lieu de loi entre les parties, il applique la clause de « maintien des conditions en place (…) pour la période transitoire », mais pas plus.

L’on peut imaginer que l’une et/ou l’autre parties au litige, en dépit de leurs écritures à n’en point douter explicites sur les faits ayant conduit à cette crise relationnelle, auront pu s’étonner d’une motivation aussi succincte de l’ordonnance, faisant peu cas, à tout le moins formellement, de données matérielles quant au déroulement des négociations.

Mais la brièveté de la motivation, que l’on peut deviner élaborée, notamment en ces temps marqués par une augmentation des coûts, en considération de cette conjoncture très haussière, n’enlève rien à son intérêt en l’espèce et au-delà.

Ainsi, pour le Juge, le nouvel accord de tarif devra être  « équilibré » et « tenant compte de la réalité du marché ».

Cette injonction, certes en référé, invite les parties à la sagesse et augure de ce que devrait être un prix d’équilibre pour le Juge. C’est là selon nous l’apport essentiel de l’affaire.

Dans l’attente, le Juge ordonne ainsi la reprise des livraisons sous quatre jours ouvrés de la signification de son ordonnance « aux conditions tarifaires provisoire de la convention signée entre les parties le 19 février 2021, et ce jusqu’à nouvel accord des parties sur un tarif applicable au 1er janvier 2022, sous astreinte de 100.000 € par jour de retard, dans la limite du 28 février 2022, terme auquel les parties devront avoir trouvé un accord pour les tarifs 2022 ».

Se devine alors, pour des litiges de ce type et à défaut d’accord ultérieur sur des prix qui ne peuvent être éternels, un débat de fond sur l’imputabilité de la rupture brutale de la relation commerciale établie (par exemple, à l’acheteur qui refuse toute augmentation, quand bien même raisonnable et/ou justifiée, ou au fournisseur qui entreprend cette dernière avec démesure).

Un tel débat nous semble toutefois en l’espèce peu probable, au vu des produits en présence et de la nécessité que pourront ressentir les acteurs un temps brouillés d’avoir à retravailler ensemble.

Enfin, l’affaire suggère une dernière réflexion, au plan de la durée du préavis en cas de rupture de relation commerciale établie.

Il n’est pas inconsidéré de présager que la durée du préavis telle que revendiquée par tel demandeur eu égard à l’ancienneté de la relation commerciale en cause et que ce demandeur considère comme souhaitable, nécessaire et justifiée à raison de la rupture dont il se dit victime du fait d’un refus d’approvisionnement, contient en germe, toute chose égale par ailleurs, un risque non négligeable pour lui : celui que cette même durée lui soit tôt ou tard opposée comme étant tout aussi justifiée en cas de rupture, dans le cadre d’une procédure en référé ou au fond (avec le cas échéant demande de restitution des avantages contestables s’il y a lieu), lorsqu’il sera lui-même l’auteur d’un déréférencement sans préavis ou moyennant un préavis trop bref.

Jean-Michel Vertut – Avocat.

 

Nota : Le commentaire de cet arrêt est intégré à la Lettre de la distribution du mois de Mars 2022 et à la Revue Concurrence. Sur mes autres contributions dans ces publications, voir sous l’onglet Publication, les rubriques Lettre de la Distribution et Autres publications.