Négociations et renégociations commerciales abusives : comment apprécier la loyauté des enquêtes « simples » et la tentative de soumission à un déséquilibre significatif ?

Affaire Ministre de l’Economie c./ INCAA, ITM Alimentaire et EMC Distribution

Cour d’appel de Paris, 15 mars 2023, n° 21/13227 et 21/13481

 

Faits.

Suite à une enquête menée en 2016 par ses services, le Ministre de l’Economie devait en avril 2017, par deux assignations, saisir le Tribunal de Commerce de Paris à l’encontre de la centrale d’achat Intermarché Casino Achat (INCAA) et de ses mandants ITM Alimentaire International (Intermarché) et Casino (EMC Distribution) pour pratiques commerciales abusives vis-à-vis de certains fournisseurs du secteur « parfumerie-hygiène » (https://www.economie.gouv.fr/dgccrf/infos-presse-2017).

Selon le Ministre, l’enquête menée sur le fondement de l’article L. 450-3 du Code com. tant auprès des distributeurs que de leurs fournisseurs, faisait ressortir qu’INCAA, quelques semaines seulement après la signature du contrat-cadre annuel légalement prévue le 1er mars 2015, avait formulé des demandes financières additionnelles à ses fournisseurs, alors que ces demandes ne résultaient ni de circonstances nouvelles, ni d’un besoin nouveau des fournisseurs et n’étaient assorties d’aucune contrepartie précise et chiffrée au moment des demandes, permettant de les justifier.

Les fournisseurs n’ayant pas fait droit à ces demandes auraient subi des mesures de rétorsion.

Selon le Ministre, ces pratiques constituaient une tentative de soumission à un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties en contravention à l’ancien article L. 442-6 I 2° du Code de commerce.

Par deux jugements du 31 mai 2021, précédés de deux autres avant-dire droit du 18 novembre 2019, le Tribunal condamnait INCAA et ses mandants pour avoir soumis ou tenté de soumettre un certain nombre de fournisseurs à des obligations créant un déséquilibre significatif et prononçait une amende civile de deux fois deux millions d’euros.

Par deux arrêts en date du 15 mars 2023 (Paris, 15 mars 2023, n° 21/13227 et 21/13481) et aux termes d’une analyse in concreto de la situation des fournisseurs concernés, la Cour d’appel de Paris confirme pour l’essentiel les premières condamnations.

 

Problèmes

Nous nous pencherons plus particulièrement sur le sujet du déroulement de l’enquête « simple », souvent assez délaissé au profit des sujets sur le fond.

Au plan procédural, In limine litis et à titre principal, les mises en cause entendaient voir infirmer les jugements avant dire-droit et ce faisant déclarer nulle l’assignation et la procédure subséquente et donc les jugements du 31 mai 2021.

A défaut pour cette demande de prospérer, il était alors notamment demandé à la Cour d’appel d’écarter une série de pièces pour méconnaissance par l’Administration des principes qui sous-tendent tout procès équitable.

Sur le fond tout de même, nous rapporterons quelques points des arrêts au plan de la démarche probatoire en vue d’établir la tentative de soumission.

 

Solutions et observations

 

1. Procédure : sur la loyauté dans le déroulement de l’enquête.

La Cour d’appel examine deux prétentions à savoir celle de la nullité de l’assignation et celle de l’irrecevabilité.

– Sur la demande de nullité de l’assignation du Ministre

Sous fond d’article 6 de la CESDH et 9 de la DDH et compte tenu de ce que l’action du Ministre relevait de la matière pénale, il était reproché aux enquêteurs d’avoir violé les principes de loyauté dans la recherche de la preuve, d’impartialité et de neutralité dans la conduite de l’enquête et, de la présomption d’innocence, dans le cadre d’une procédure inquisitoire à leur détriment et par des questions orientées postulant leur culpabilité aussi bien à l’adresse des mises en causes que des fournisseurs enquêtés, d’avoir provoqué des réponses pour conforter les accusations sans justification factuelle.

Ces agissements auraient irrémédiablement vicié l’intégralité de la procédure et entraineraient donc la nullité de l’enquête. En quelque sorte, un vice originel corruptif de toute la procédure subséquente.

La Cour ne l’entend pas ainsi.

Elle prend tout d’abord le soin de rappeler que :

« l’appartenance à la « matière pénale » est déterminée sans égard décisif pour les catégories de droit interne qui ne constituent qu’un critère pertinent de qualification, et ne vaut que pour l’application de la Convention [ie la CESDH] : l’examen du litige sous le volet pénal de l’article 6 de la CESDH, qui est toujours global et opéré à l’aune de l’équité (« principe clé » selon CEDH, 10 juillet 2012, Gregacevic c. Croatie, n°58331/09, §49), n’implique pas l’application des règles nationales de droit pénal et de procédure pénale » (à rappr. d’une précédente affaire opposant le Ministre à ITM AI, Trib. Com. Paris, 2 juin 2020, RG n° 2015024900).

Nous pensons y voir une prise en compte contextuelle des principes de la CESDH, mais non littérale de la matière pénale, qui conduirait à la soumission aux règles du droit pénal des enquêtes comme celle en discussion.

La Cour rejette l’exception de nullité de l’assignation aux motifs qu’en droit interne, l’action du ministre chargé de l’économie exercée sur le fondement de l’article L. 442-6 III du code de commerce dans sa version applicable aux faits est de nature civile (en ce sens, Com. 18 octobre 2011, n° 10-28.005 qui valide la qualification d’action en responsabilité quasi délictuelle) et se trouve soumise aux règles du Code de Procédure Civile (à comp. CJUE, 22 déc. 2022, C-98/22 dit « arrêt Eurelec » qui, sous l’angle de l’art. 1er du règlement n° 1215/2012, qui n’est certes pas ici en débat, soustrait pourtant l’action du Ministre à la matière civile et commerciale. Lettre de la Distribution, Janvier 2023, nos obs.).

Conformément à ces règles, l’assignation, acte de procédure, ne peut être annulée que pour des vices de forme ou de fond au sens des articles 112 et suivants du CPC, étant souligné que les mises en causes n’articulaient aucun moyen en ce sens.

Pour la Cour, même en suivant le raisonnement des appelantes et en retenant la réalité d’une déloyauté ou d’une atteinte aux droits garantis par l’article 6 de la CESDH dans son volet pénal violant irrémédiablement leur droit à un procès équitable, « l’enquête, qui ne constitue qu’un mode de recueil des preuves, n’est pas le support nécessaire de l’assignation, la nullité de la première, à supposer que le juge civil puisse la prononcer, n’emportant pas celle de la seconde. ».

Il est alors jugé que l’absence de preuves qui résulterait soit de leur irrecevabilité, soit faute pour ces preuves de pouvoir convaincre le juge, n’est pas une cause de nullité de l’assignation délivrée, mais un moyen de défense au fond conduisant au rejet des prétentions qu’elle contient.

A retenir donc que la simple invocation de la « matière pénale », de même qu’une enquête malmenant les principes fondamentaux, n’entraine pas ipso facto celle de l’assignation subséquente.

Mais comme cela ressort des arrêts, cela ne signifie pas que le déroulement de l’enquête sur le fondement de l’article L. 450-3 Code. Com. (n’ouvrant pas droit aux mêmes contrôles et recours que ceux prévus pour les enquêtes dites « lourdes » relevant de l’art. L. 450-4 Code. Com.) soit pour autant hors de portée de toute critique à faire valoir devant la juridiction ultérieurement saisie, l’invitant à entreprendre une analyse des éléments de preuve soumis à son appréciation à l’aune des principes précités.

En pratique, si les questions posées durant l’enquête semblent pour l’éventuel mis en cause un peu trop « orientées », celui-ci pourrait toutefois songer, sans tout de même aller jusqu’à risquer l’opposition à fonction (art. L. 450-8 C. com), à solliciter leur reformulation. Si tel ne peut être le cas, il devra veiller au contenu de sa réponse voire l’assortir de réserves.

Mais pareille option restera quoi qu’il en inenvisageable lorsque les renseignements seront obtenus dans le cadre de l’enquête auprès de tiers, comme ici les fournisseurs.

Sur la demande d’irrecevabilité des pièces produites par le Ministre

Pour rappel, l’office du juge consiste ici à rechercher, dans les différentes pièces versées par le Ministre (issus principalement de procès-verbaux de déclaration et de prise de copie de documents et pièces), si se trouve établie la réalité d’une tentative de soumission ou une soumission des fournisseurs : parvenir à faire écarter des débats ces pièces revient à voir disparaitre la preuve des pratiques reprochées.

En substance, les mises en cause critiquaient l’enquête administrative, qui aurait été conduite de manière déloyale, moyennant d’éventuels biais et orientations suscitées par la méthodologie employée par les enquêteurs.

Sur cette question encore, nous allons nous limiter à un rappel ramassé de la motivation des arrêts, auxquels il conviendra de se reporter.

Reprenant à nouveau les moyens de la jurisprudence de la CEDH sur l’article 6 de la CESDH, la Cour d’appel estime qu’au regard des moyens d’enquête mis en œuvre et du montant de l’amende civile demandée, dont le caractère civil est indifférent à raison de sa nature de sanction et sa sévérité, l’action du Ministre relève de la matière pénale au sens de l’article 6 précité.

Pour autant et comme déjà indiqué :

« l’autonomie de cette qualification n’emporte pas application au litige et à l’examen de la recevabilité des éléments de preuve les règles internes de droit pénal et de procédure pénale.

En outre, le jugement de l’affaire sous le volet pénal de l’article 6 de la CESDH ne se satisfait pas d’un examen isolé des violations alléguées mais commande une appréciation de l’équité de la procédure dans son ensemble pour apprécier l’impact effectif des premières sur le procès et sur l’appréciation portée par le tribunal au sens de l’article 6 de la CESDH. ».

Il s’ensuit un rappel par la Cour de la méthodologie précisée par la CEDH dans divers de ses arrêts, pour apprécier « l’équité globale d’un procès » ou « si la procédure a été équitable dans son ensemble » ou encore d’« examiner si la procédure, y compris le mode d’obtention des preuves, fut équitable dans son ensemble (…) ».

Dans cette perspective et malgré les éclairages donnés, il n’en demeure pas moins que l’appréciation « in concreto et en tenant compte du cadre juridique de l’enquête » questionne au plan de la sécurité juridique.

Elle semble d’ailleurs mouvante selon les situations rencontrées, puisque le type de relation nouée entre la Grande Distribution et les fournisseurs « considérés comme structurellement en situation défavorable, peu important que le déséquilibre se vérifie ou non en l’espèce puisqu’il s’agit d’apprécier le cadre contextuel et juridique de l’enquête, induit une appréciation plus souple des atteintes aux droits garantis par l’article 6 de la CESDH en son volet pénal que dans le cadre d’une procédure correctionnelle ou criminelle, les enquêteurs pouvant être amenés à vaincre ou contourner la réticence des fournisseurs soucieux de ne pas déplaire à leurs partenaires commerciaux ».

Finalement, tout va reposer sur l’appréciation souveraine des juridictions spécialisées, sous le contrôle de la Cour d’appel centralisatrice de Paris, qui nous livre déjà son appréciation sur le mode opératoire des enquêteurs ici rapporté.

A l’issue de son examen des différentes demandes adressées par les enquêteurs aux fournisseurs concernés (demandes initiales, demandes complémentaires, auditions) afin d’établir la réalité ou l’inexistence d’une tentative de soumission ou d’une soumission à un déséquilibre significatif, et aux termes d’une « appréciation globale des atteintes alléguées et la recevabilité des pièces », la Cour estime en l’espèce que :

« les éventuels biais introduits et orientations suscitées par la méthodologie employée sont, en raison de leur totale transparence et de l’absence de toute manœuvre dissimulée, soumis au libre débat contradictoire devant le tribunal de commerce puis devant la cour, les appelantes demeurant libres de produire toute pièce susceptible de contredire les déclarations des fournisseurs et les documents qu’ils ont communiqués. (…) Dès lors, en admettant leur réalité, les atteintes alléguées ne sont pas irrémédiables et n’affectent pas l’équité de la procédure dans son ensemble. ».

La Cour d’appel ne fait pas droit à l’irrecevabilité des pièces demandées.

 

2. Fond : sur la caractérisation de la tentative de soumission.

Pour rappel, les deux jugements de première instance nous avaient donnés l’occasion de nous pencher sur la question de l’accoutumance des fournisseurs aux pratiques litigieuses, laquelle n’est pas une cause exonératoire de la responsabilité de leur auteur (Trib. Com. Paris, n° 2017025155 et n° 2017025159, Lettre de la Distribution, Octobre 2021, nos obs.). Il peut sembler utile de le rappeler.

En appel, la Cour se penche non sur la soumission mais sur la tentative de soumission à des obligations résultant des demandes additionnelles.

Pour la Cour, la répression de la seule tentative, « qui s’entend de l’action par laquelle on s’efforce vainement d’obtenir un résultat, implique ainsi une analyse qui accorde une attention particulière à l’entrée en négociation prétendue » (à rappr. Trib. Com. Paris, 22 février 2021, n° 2016071676, obs. S.C).

Cette notion fait écho à l’article 1112 du Code civil, que la Cour dit non applicable au litige, qui dispose que si l’initiative, le déroulement et la rupture des négociations précontractuelles sont libres, « ils doivent impérativement satisfaire aux exigences de la bonne foi ».

Pareil rappel est intéressant, y compris à l’aune de la toute dernière loi du 30 mars 2023  souvent désignée comme la loi « Egalim III » (cf. art. 9) qui vise expressément cette notion.

La Cour procure alors des éclairages auquel il conviendra de se reporter, sur la caractérisation de la tentative de soumission au moyen de « critères pertinents » ou « indices pertinents ». Nous en retiendrons deux.

En premier lieu, si la Cour juge que si la loi notamment n’exclut pas la possibilité d’une « renégociation intercalaire » conformément au droit commun des contrats et au principe de la liberté contractuelle, encore faut-il que celle-ci « repose sur un motif concret, vérifiable et licite ».

Entendre la nécessité d’un élément nouveau qui, s’il n’est pas une condition formelle de la renégociation, « en est une condition matérielle et constitue quoi qu’il en soit un critère pertinent d’appréciation de la soumission ou de la tentative de soumission ».

La renégociation doit être objectivement motivée et la révision des conditions initiales ne doit pas être arbitraire au détriment de l’une des parties.

En deuxième lieu, la Cour induit de l’absence de contrepartie l’existence d’un indice de la tentative de soumission :

« si l’analyse de la contrepartie participe prioritairement de l’appréciation du déséquilibre significatif, celle de son existence, plutôt que de sa suffisance, demeure utile pour caractériser une éventuelle soumission ou tentative de soumission en ce que l’absence d’avantage attendu par le cocontractant ou de réciprocité des obligations est de nature à éclairer subjectivement, à raison de la dimension purement unilatérale de la démarche, une volonté d’assujettissement. (…) ».

Et pour la Cour de préciser que :

« De fait, l’idée même d’une négociation présuppose d’emblée la prise en compte des besoins de l’interlocuteur et ainsi la détermination, même provisoire et sommaire, de contreparties identifiables et quantifiables dès l’entrée en pourparlers. En ce sens, l’absence de ces dernières est un indice pertinent de la soumission ou de sa tentative ».

Ce raisonnement, qui convoque la mécanique de la preuve par présomption de fait, prend en compte l’objectif de la tentative ou son résultat escompté (une obligation sans contrepartie) pour en inférer, aux côtés d’autres indices, l’existence de la tentative.

La solution vaut aussi, aux termes de cette solution, pour la soumission proprement dite.

Cette approche ne va pas sans rappeler celle du Tribunal de Commerce de Paris dans une précédente affaire (Trib. Com. Paris, 6 juillet 2021, n° 2016064825, Lettre de la Distribution, Septembre 2021, nos obs ; à rappr. Trib. com. Paris, 1ère chambre, 13 octobre 2020, n° 2017005123, obs. K. Biancone).

Sans s’inscrire selon nous en opposition avec la solution selon laquelle il ne peut s’inférer du seul contenu des clauses incriminées (Paris, 29 mars 2019, n° 16/25962 ; Paris, 1er avril 2021, n° 19/21083), la caractérisation de la soumission ou tentative de soumission exigée par la législation au risque de confondre la condition de soumission avec celle de déséquilibre visé par le texte, le raisonnement de la Cour affine encore la démarche indiciaire probatoire de la soumission ou de sa tentative (voir déjà Paris, 16 mai 2018, n° 17/11187, Lettre de la Distribution, Juin 2018 et Revue Lamy Droit de la Concurrence N°74, Juillet Août 2018, nos obs).

– Pour conclure, toujours sur un plan probatoire, relevons que la Cour d’appel considère que les communications internes aux fournisseurs, contemporaines des négociations litigieuses et que ces derniers sont tenus de communiquer aux enquêteurs s’ils en font la demande (art. L. 450-8 Code Com), sont dotés d’une valeur probatoire, à la façon d’un témoignage en temps réel de la situation qui y est évoquée.

Selon la Cour :

« un courriel interne de compte-rendu n’est pas privé de valeur probante par le seul fait qu’il émane d’un fournisseur, celui-ci n’étant pas partie au litige et ne pouvant pas prévoir, lorsqu’il le rédige de manière confidentielle, avant le commencement de l’enquête, et à des fins purement internes qu’il pourra être exploité contre les appelantes [ie leur client].

Un compte-rendu est par définition la relation objective d’un évènement passé : sa visée étant purement informative, sa fidélité à la réalité est de son essence. Aussi ces pièces sont-elles pleinement probantes, analyse valant pour tous les documents internes de même nature (…) » (voir l’arrêt n° 13481, à propos du fournisseur Henkel, à l’égard duquel au demeurant la tentative de soumission n’a pas retenue).

Ces pièces, à défaut d’être imputable au mis en cause, lui sont à tout le moins opposables.

Ainsi, la preuve de la soumission ou de sa tentative peut ressortir des échanges bilatéraux entre les parties mais aussi du récit, pour soi-même, d’usage interne et a priori confidentiel, de ces échanges ou de leur portée : ne pas extérioriser expressément une soumission ou sa tentative – ou s’y efforcer – n’implique pas que cette dernière n’existe pas.

Jean-Michel Vertut – Avocat.

 

Nota : le commentaire de ces arrêts est intégré à la Lettre de la distribution du mois d’Avril 2023. Il le sera aussi à la Revue Concurrence. Sur mes autres contributions dans ces publications, voir sous l’onglet Publication, la rubrique Lettre de la Distribution.