Rupture brutale de relation commerciale internationale établie et défendeur hors UE : la délicate question de la compétence juridictionnelle.

Affaire Eurofood c./ Tnuva Alternative

Cass. civ. 1er, 13 avril 2023, pourvoi n° 22-15.689

 

Faits.

Une société française s’était vu concéder la distribution exclusive de ses produits dans l’UE et en Suisse par une société israélienne.

Cette dernière invoquant le défaut d’atteinte d’objectifs par son distributeur met fin au contrat.

Celui-ci l’assigne devant le Tribunal de commerce de Paris au titre de manquements contractuels et de rupture abusive.

La lecture du jugement fait ressortir des demandes sur le fondement de l’article L. 442-6 I 5° du Code de commerce (à ce jour L. 442-1. II. du même Code).

La société israélienne soulève une exception d’incompétence et prétend que les juridictions compétentes sont celles d’Israël.

La société française conteste.

Le Tribunal de commerce de Paris se déclare incompétent territorialement mais le jugement est infirmé, la Cour d’appel de Paris estimant les juridictions françaises compétentes.

Le pourvoi contre l’arrêt est ici rejeté par la 1er Chambre Civile de la Cour de cassation (Cass. civ. 1er, 13 avril 2023, pourvoi n° 22-15.689).

 

Problème.

Se posait la question de la compétence territoriale des juridictions françaises, en l’espèce le Tribunal de commerce de Paris, pour statuer dans un litige opposant une société étrangère non domiciliée dans un Etat Membre de l’UE, défenderesse et auteure le cas échéant d’une rupture brutale d’une relation commerciale établie, à une société française, demanderesse et victime de ladite rupture.

 

Solution.

La Cour de cassation pose comme solution générale que :

«  Il résulte de l’article 46 du code de procédure civile, que, lorsqu’il n’y a ni Convention  internationale ni règlement européen relatif à la compétence judiciaire, la compétence internationale se détermine par extension des règles de compétence territoriale interne, de sorte que le demandeur peut, en matière contractuelle, saisir à son choix, outre la juridiction du lieu où demeure le défendeur, la juridiction du lieu de la livraison effective de la chose ou du lieu de l’exécution de la prestation de service ».

Sur cette base elle estime au cas particulier que :

« ayant constaté que la société Tnuva alternative demeurait en dehors de l’Union européenne et relevé, d’une part, que les livraisons successives de ses produits étaient régies par un contrat-cadre qui faisait participer la société Eurofood à sa stratégie commerciale et imposait à celle-ci des objectifs de vente contraignants, d’autre part, qu’elle consentait en contrepartie à la société Eurofood un droit personnel exclusif de distribution concernant le marché Kasher de l’Union européenne et de la Suisse, qu’elle s’interdisait de concurrencer Eurofood sur ce marché, qu’elle s’engageait à participer aux coûts de promotion et à transmettre à Eurofood toutes les commandes ou demandes de renseignements qu’elle recevait d’acheteurs des territoires concernés et que ces avantages avaient une valeur économique qui pouvait être considérée comme étant constitutive d’une rémunération, la cour d’appel, en exactement déduit, par une appréciation souveraine des éléments de preuve qui lui étaient soumis et sans dénaturation, que le contrat portait sur une prestation de service et que le lieu de son exécution se situait en France, de sorte que les juridictions françaises étaient compétentes. ».

 

Observations.

Cette solution appelle deux séries d’observations.

Les unes tiennent à la solution générale donnée par l’arrêt (I), les autres se rapportent à la solution particulière dans le cadre des contentieux internationaux de rupture brutale de relations commerciales établies (II).

I – En ce qui concerne la solution générale, un doute se profile.

L’analyse menée par la première chambre civile apparaît en effet discutable sous l’angle du droit international privé de l’Union et notamment du Règlement « Bruxelles I bis » (ci-dessous le « Règlement ») sur la compétence juridictionnelle en matière civile et commerciale.

Elle a d’ailleurs été récemment discutée à la faveur d’une note consacrée à une affaire récente (L. Pailler, Dalloz actualité, le droit en débat, 17 mars 2023, sous Cass. 1er civ., 1er fév. 2023, n° 20-15.703).

Ainsi, l’applicabilité spatiale du Règlement tient simplement à l’internationalité du litige, au moment auquel l’action est introduite devant le juge d’un Etat Membre et à ce qu’il relève de la matière civile et commerciale, sous réserve des exclusions spéciales de l’article 1.2 du même Règlement.

Nous sommes enclins à approuver cette analyse, qui semble dans l’esprit du contenu d’autres études sur la question (D. Alexandre et A. Huet, Répertoire de Droit International, V° Compétence judiciaire européenne, pts 47 et 86). En effet, le Règlement renferme des règles de compétence exposées dans son Chapitre II.

Sauf compétences spéciales, la solution de principe est directement exprimée lorsque le défendeur est domicilié dans un Etat membre.

Pour rappel, l’article 4.1 dicte que « sous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un Etat membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet Etat membre ».

Il ne s’agit d’ailleurs pas là d’une question d’applicabilité du Règlement mais de compétence internationale (voir Dalloz actualité, préc.).

Pour autant, ledit Règlement prévoit encore, à titre de dispositions générales, dans son article 6.1, que « Si le défendeur n’est pas domicilié sur le territoire d’un Etat membre, la compétence est, dans chaque Etat membre, réglée par la loi de cet Etat membre, sous réserve etc. ».

Le Considérant (14) énonce d’ailleurs que « D’une manière générale, le défendeur non domicilié dans un Etat membre devrait être soumis aux règles de compétence nationales applicables sur le territoire de l’Etat membre de la juridiction saisie ».

Ce faisant, le Règlement opère un renvoi aux règles nationales de compétence internationale.

Dans la mesure où le texte UE (art. 6.1 du Règlement) de conflit aborde nommément la situation du défendeur non domicilié dans un Etat membre, ainsi que de la méthode de règlement de la compétence selon la loi de l’Etat membre où le défendeur est attrait, il nous semble restrictif de considérer qu’il n’existe pas, en l’espèce, de Règlement européen relatif à la compétence judiciaire.

Selon l’auteur précité, « l’erreur commise n’est pas anecdotique. Le seul renvoi opéré par l’article 6.1 du règlement ʺBruxellesʺ refondu n’épuise par l’effet juridique du texte. Cet article participe de la détermination de la compétence internationale. (…) Par l’effet du renvoi, les règles nationales de compétence intègrent le système de compétence internationale instauré par le règlement. Les appliquer par renvoi, c’est appliquer le droit de l’Union ».

Et quand bien même la compétence juridictionnelle territoriale fut elle ensuite déterminée par application de l’article 46 du CPC, le raccourci opéré par la première chambre civile afin de permettre au juge d’opérer son office en matière de compétence et conduisant à dénier l’application de « Bruxelles I bis » peut incommoder (contra F. Mélin, Compétence internationale : extension des règles de compétence interne, Dalloz actualité, 21 avril 2023).

II – En ce qui concerne la solution particulière découlant de la solution de droit générale précitée, nous formulons trois remarques.

En premier lieu, il peut être regretté que cet arrêt, destiné à la publication, évoque la seule la rupture abusive du contrat, passant sous silence la problématique, essentielle pour les praticiens, de la rupture brutale de relation commerciale établie dans une relation internationale, alors qu’elle était visée dans le premier jugement et l’arrêt d’appel.

Cette dimension de pratiques restrictives de concurrence était d’ailleurs, en grande partie, à l’origine de l’intérêt porté à cette affaire, dès le premier jugement (T. Com. Paris, 30 sept. 2021, n° 2020037442, Lettre distrib. 01/2022, nos obs.).

Ce dernier avait, entre autres, pour mérite de rappeler qu’en matière de rupture brutale, la compétence des juridictions françaises n’est pas automatique et que le texte en cause, fût-il qualifié de loi de police, n’emporte pas par lui-même compétence des juridictions françaises (T. com. Paris, 30 sept. 2021, précité).

Mais l’on se consolera, car la solution n’en reste pas moins de portée pratique intéressante pour les contrats de distribution en général.

En deuxième lieu, nos lecteurs sont invités à se reporter aux observations formulées sur l’arrêt d’appel (Paris, 2 mars 2022, n° 21/17962, Lettre distr. 04/2022, obs. F. Leclerc).

Ces dernières traitent de la question spécifique de la compétence juridictionnelle en matière de rupture brutale de relation commerciale internationale établie, selon la qualification de la relation en cause, délictuelle ou contractuelle et, dans ce dernier cas, sur la nature du contrat à savoir vente ou prestation de service, sous fond non pas de droit international privé conventionnel de la compétence internationale, mais de droit international privé commun français, c’est-à-dire les règles que doit utiliser le juge français « lorsqu’aucune compétence internationale ne revendique son application » ou « dans le contexte du DIP commun, c’est-à-dire hors de l’attraction du dispositif Bruxelles 1 bis » (rappr. supra, I).

En l’espèce, la Cour approuve l’arrêt d’appel, d’où il ressort que la relation en cause était de nature contractuelle et que le contrat-cadre en cause devait recevoir la qualification de contrat de prestation de services, dont le lieu d’exécution se situait en France. Cette qualification aboutissait à voir les juridictions françaises compétentes.

En troisième lieu, il pourrait être intéressant de se livrer, en perspective, à une analyse des circonstances de la cause au regard de l’article L. 444-1 A C. Com. issu de la Loi du 30 mars 2023 tendant à renforcer l’équilibre dans les relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs.

La règle nouvellement posée, dont l’objectif est de contrarier certaines démarches d’évasion juridique opérées par certaines centrales d’achat internationales visant à contourner la loi française (Rapport de la Commission des Affaires Economique du Sénat, 8 février 2023, voir not. p. 11 et 27), contribue à rappeler que la règlementation des pratiques restrictives de concurrence, par la généralité de ses termes, a une fois de plus vocation à s’appliquer bien au-delà des situations qui l’ont initiée (rappr. T. com. Paris, 10 oct. 2022, n° 2021000304, Lettre distr. 12/2022, nos obs.).

Pour clore le propos et en opportunité, le sujet renvoie à celui de l’intérêt pour la partie qui, dans la perspective d’un litige, préfèrerait débattre devant les juridictions françaises, de prévoir contractuellement une clause attributive de juridiction et, à y être, de droit applicable, ce qui n’était semble-t-il pas le cas dans l’affaire ici rapportée (jugement du Tribunal, point 9).

A supposer ensuite une condamnation par une juridiction française, restera alors, mais ce n’est pas un moindre sujet, celui de l’exécution du jugement en territoire étranger et hors UE, et pour laquelle il sera encore nécessaire, notamment en termes financiers, que l’enjeu soit à la hauteur de la tâche.

Gagner ou avoir raison ? Telle est ici aussi la question au plan de la stratégie à envisager.

Jean-Michel Vertut – Avocat.

 

A rappr. de notre premier commentaire sur cette affaire  : Rupture brutale de relation commerciale internationale établie : la compétence juridictionnelle française écartée.

Nota : le commentaire de cet arrêt est intégré à la Lettre de la distribution du mois de mai 2023. Il le sera aussi à la Revue Concurrences. Sur mes autres contributions dans ces publications, voir sous l’onglet Publication, la rubrique Lettre de la Distribution.