Quelle est la marge de manœuvre pour le demandeur qui souhaiterait évoquer l’existence éventuelle d’une pratique anticoncurrentielle devant une juridiction non spécialisée, sans encourir l’irrecevabilité de sa demande ?
C’est à cette question que répond la Cour d’appel de Versailles dans un arrêt du 3 décembre 2020 (RG n° 19/02161), écartant toute approche dogmatique ou formelle.
1. Faits et procédure.
La société Openhealth/Celtipharm (ci-après « Open ») reprochait à son concurrent, la société IMS Health (ci-après « IMS »), des faits de concurrence déloyale dont certains, notamment des actions en justice, avaient des fins anticoncurrentielles.
Open avait saisi le Tribunal de commerce de Nanterre, juridiction non spécialisée en matière de « PAC ». Celui-ci avait écarté la fin de non-recevoir soulevée par IMS.
En appel devant la Cour d’appel de Versailles, Open soutenait que cette Cour était apte à juger de l’ensemble des actes de concurrence déloyale dont elle était saisie. IMS invoquait à nouveau cette fin de non-recevoir.
Selon IMS, Open était irrecevable et, en tous les cas, mal fondée à poursuivre les conséquences dommageables de prétendus actes anticoncurrentiels dont IMS se serait soi-disant rendu l’auteur, dès lors que l’appréciation de ces conséquences supposerait préalablement d’analyser les prétendus actes anticoncurrentiels, ce qui ne relevait pas du pouvoir juridictionnel de la Cour d’appel. IMS lui demandait d’écarter toutes les demandes d’Open « s’apparentant » à une demande fondée sur des pratiques anticoncurrentielles, de même que tous les griefs d’Open fondés sur des pratiques anticoncurrentielles.
Open lui opposait que l’étendue de la saisine de la juridiction était fonction des demandes de l’appelante, et qu’aucune de ses demandes n’était fondée sur l’article L. 420-2 du C. com. Elle soutenait que l’évocation de pratiques anticoncurrentielles n’était qu’un argument et non un moyen ou une demande. Ainsi, cet argument ne saisissait pas la juridiction, qui ne l’est que par un moyen repris dans le dispositif.
Le rappel de la procédure effectué par la Cour fait en effet ressortir qu’Open avait, dans ses conclusions, demandé à la Cour de se déclarer matériellement compétente pour juger de l’ensemble des actes de concurrence déloyale dont elle est saisie et de dire recevables ses demandes fondées sur les articles 1382 et 1134 anciens du Code civil, et nullement les articles L. 420-1 et s. La Cour d’appel de Versailles confirme le premier jugement.
2. Problème.
A l’occasion d’un litige relatif à des faits dont le traitement juridictionnel n’est pas dévolu à des juridictions spécialisées en matière de pratiques anticoncurrentielles, l’évocation de telles pratiques alors que la juridiction saisie n’est pas au nombre des juridictions spécialisées, emporte-t-elle ipso facto, irrecevabilité de la demande ?
3. Solution.
L’allégation d’un fait de pratique anticoncurrentielle, si elle n’est suivie d’aucune déduction d’ordre juridique, constituant un simple moyen de fait, est un point de l’argumentation qui ne lie pas le juge quant à la qualification qu’il convient de donner aux demandes en justice qu’il doit trancher.
4. Analyse.
L’introduction d’une action en justice pour des faits de pratiques anticoncurrentielles doit s’effectuer devant les juridictions spécialisées, seules dotées d’un pouvoir juridictionnel pour statuer dans ces litiges. Il en va de même s’agissant de certains litiges en matière de pratiques commerciales abusives.
La Cour d’appel de Paris est seule compétente pour connaître des décisions rendues par ces juridictions.
Au-delà de son apparente simplicité, la mise en œuvre de cette règle de compétence peut parfois s’avérer complexe, notamment lorsque les faits concernés relèvent à la fois d’une matière spécialement dévolue à certaines juridictions tel l’examen des pratiques anticoncurrentielles, et d’un domaine que les juridictions autres que spécialisées ont le pouvoir de traiter, tel l’examen de faits constitutifs d’une faute de concurrence déloyale.
C’est dans ce contexte factuel empreint de mixité des faits que s’inscrit la présente affaire.
L’enjeu était de savoir si, de l’allégation d’un fait de pratiques anticoncurrentielle découle, ipso facto, le défaut de pouvoir juridictionnel de la juridiction saisie si cette dernière n’est pas l’une des juridictions spécialisées, comme c’était le cas en l’espèce pour le Tribunal de commerce de Nanterre.
Autrement dit, quelle est la marge de manœuvre pour le demandeur qui souhaiterait évoquer l’existence éventuelle d’une pratique anticoncurrentielle devant une juridiction non spécialisée, sans encourir l’irrecevabilité de sa demande ?
C’est à cette question que répond la Cour de Versailles, dans un arrêt où elle se garde de toute approche dogmatique ou formelle.
La Cour ne se contente pas de simplement relever qu’il a été allégué une pratique anticoncurrentielle, pour mécaniquement décider de l’irrecevabilité de la demande.
Cette allégation d’un fait de pratique anticoncurrentielle, « si elle n’est suivie d’aucune déduction d’ordre juridique, constituant un simple moyen de fait, est un point de l’argumentation qui ne lie pas le juge quant à la qualification qu’il convient de donner aux demandes en justice qu’il doit trancher ».
En l’espèce, le fait que le demandeur « fasse état de pratiques anticoncurrentielles dans le corps de ses conclusions ne saurait fonder l’incompétence (entendre fin de non-recevoir) de la juridiction commerciale saisie, s’il n’est présenté aucune demande au titre des pratiques anti-concurrentielles et si les demandes ne doivent pas être requalifiées comme portant sur de telles pratiques ».
La Cour pose donc des limites que le demandeur ne doit pas franchir s’il entend éviter l’irrecevabilité et, incidemment précise le champ des possibles lorsqu’il souhaite contextualiser sa demande.
La Cour relève au demeurant dans sa motivation que le dispositif des conclusions de l’appelant et ex demandeur, ne visait pas les articles L. 420-1 et s. du Code de commerce et portait sur des faits de concurrence déloyale.
En aurait-il été autrement si ces articles avaient été expressément visés ? Il ne nous semble pas au vu de la solution précitée et son application au cas d’espèce.
Cette approche pragmatique peut d’ailleurs être rapprochée de celle relevée dans un récent jugement qui, après analyse des données d’un litige commercial à l’occasion duquel étaient aussi évoquées des pratiques restrictives, avait finalement estimé que le fondement de la demande était contractuel (Résiliation de contrat, PRC et clause attributive de juridiction : question de fondement. Trib. com. Paris, 1er sept. 2020, Lettre distrib. 10/2020, nos obs.).
Ces solutions, si elles témoignent d’un refus du juge de s’enfermer dans un dogmatisme excessif lorsqu’il apprécie son pouvoir juridictionnel (ou sa compétence, rappr. Lettre distrib. 10/2020, préc.), peuvent néanmoins conduire à s’interroger sur l’utilité d’exciper devant des juridictions non spécialisées, de pratiques dévolues aux juridictions spécialisées (pratiques anticoncurrentielles ou pratiques commerciales abusives), puisque lesdites pratiques ne pourront y être discutées, sous peine de voir la demande irrecevable.
Et quand bien même le demandeur, tout en retenue, ne les discuterait-il pas devant la juridiction non spécialisée saisie, nous pouvons nous interroger sur l’opportunité d’alléguer, a fortiori nommément, de telles pratiques au vu de la marge de manœuvre assez étroite dont dispose ce demandeur.
La preuve incombant à ce dernier, affirmer sans pouvoir établir ne l’expose-t-il pas, pour un intérêt incertain, à se voir opposer une fin de non-recevoir qui peut le cas échéant faire mouche selon l’appréciation du juge ? Le rapport coût avantage de la simple allégation pourrait alors apparaître assez dissuasif.
Jean-Michel Vertut – Avocat.
Nota : Le commentaire de cet arrêt est intégré à la Lettre de la distribution du mois de janvier 2021 et à la Revue Concurrence. Sur mes autres contributions dans ces publications, voir sous l’onglet Publication, les rubriques Lettre de la Distribution et Autres publications.