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L’arrêt Eurelec et l’action du Ministre contre les Centrales Internationales localisées à l’étranger : Inapplication du règlement Bruxelles I bis. Et alors ?

Affaire Ministre de l’Economie c./ Eurelec Trading et autres

CJUE, 22 décembre 2022, Aff. C-98/22

 

Faits et procédure

L’on se souvient qu’à l’occasion d’un communiqué de presse du 22 juillet 2019 (Communiqué n° 1354. Bruno Le Maire, ministre de l’Economie et des Finances, et Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Economie et des Finances, annonçaient une assignation devant le Tribunal de commerce de Paris à l’endroit de quatre entités du mouvement E. Leclerc (Eurelec Trading, Scabel, Galec et Association des centres distributeurs Edouard Leclerc (ACDLEC)) pour des pratiques commerciales abusives commises par la centrale d’achat du mouvement implantée en Belgique (Eurelec Trading).

Selon ce communiqué, l’Etat demandait au Tribunal faire cesser les pratiques abusives de cette centrale d’achat et de sanctionner ces quatre entités d’une amende de 117,3 millions d’euros, proportionnée au montant des sommes indûment perçues par l’enseigne auprès de ses fournisseurs.

Ces pratiques auraient été mises en lumière à l’occasion de contrôles menés par la DGCCRF lors des négociations 2018, suivis d’une perquisition autorisée par le JLD dans les locaux du mouvement E. Leclerc situés à Ivry-sur-Seine.

Il en serait ressorti que le mouvement E. Leclerc aurait utilisé sa centrale Eurelec Trading située en Belgique pour contourner la loi française et imposer des baisses de tarifs très importantes, sans aucune contrepartie, à certains de ses fournisseurs (établis en France).

De même et toujours selon ce communiqué, le mouvement E. Leclerc aurait eu recours à l’application de mesures de rétorsion fortes, pour obliger ses fournisseurs à accepter les conditions posées par Eurelec Trading.

Dans ces conditions, la DGCCRF devait considérer que ces pratiques étaient constitutives d’un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties au contrat de distribution.

Par jugement du 15 avril 2021, le Tribunal de Commerce de Paris devait débouter Eurelec, Scabel, GALEC et l’ACDLEC de l’exception d’incompétence soulevée devant ce tribunal (Paris, 2 février 2022, Pôle 5, Ch. 4, RG 21/09001, arrêt, point 11), pour connaître de l’action introduite par le Ministre de l’économie en ce qu’elle était dirigée contre Eurelec et Scabel, sociétés établies en Belgique, conformément aux dispositions du règlement 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la « compétence judiciaire », la reconnaissance et l’exécution des décisions « en matière civile et commerciale ».

Le jugement a été frappé d’appel par les deux sociétés de droit belge devant la Cour d’appel de Paris, pour débattre de la compétence, ou non, des juridictions françaises, sur le fondement du règlement précité pour une action comme celle du Ministre.

Par arrêt en date du 2 février 2022 (Paris, 2 février 2022, Pôle 5, Ch. 4, RG 21/09001), la Cour d’appel de Paris a décidé de surseoir à statuer et de poser à la CJUE la question préjudicielle ci-dessous reproduite texto, relative au domaine d’application du règlement précité (CJUE, 22 décembre 2022, Aff. C-98/22).

 

Problème

La matière “civile et commerciale” définie à l’article 1er, paragraphe 1, du [règlement n° 1215/2012] doit-elle être interprétée comme intégrant dans son champ d’application l’action – et la décision judiciaire rendue à son issue – i) intentée par le [ministre de l’Économie et des Finances] sur le fondement de l’article [L 442-6, I, 2°, du code de commerce] à l’encontre d’une société belge, ii) visant à faire constater et cesser des pratiques restrictives de concurrence et à voir condamner l’auteur allégué de ces pratiques à une amende civile, iii) sur la base d’éléments de preuve obtenus au moyen de ses pouvoirs d’enquête spécifiques ? (arrêt CJUE, point 19).

Plus précisément, la Cour s’interrogeait sur le point de savoir si, comme en l’espèce, dès lors que le Ministre utilise ses pouvoirs d’enquête spécifiques pour établir l’existence de pratiques constitutives d’un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties et sollicite du juge judiciaire le prononce d’une amende civile pour les faire sanctionner, il utilise une prérogative de puissance publique dans l’exercice de son action de nature a l’exclure du champ d’application du règlement Bruxelles I bis comme ne relevant pas de la matière civile et commerciale. (Paris, 2 février 2022, Pôle 5, Ch. 4, RG 21/09001, point 55)

 

Solution

La CJUE dit non applicable le règlement 1215/2012 à l’action du Ministre telle que rapportée :

« L’article 1er, paragraphe 1, du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens que : la notion de « matière civile et commerciale », au sens de cette disposition, n’inclut pas l’action d’une autorité publique d’un État membre contre des sociétés établies dans un autre État membre aux fins de faire reconnaître, sanctionner et cesser des pratiques restrictives de concurrence à l’égard de fournisseurs établis dans le premier État membre, lorsque cette autorité publique exerce des pouvoirs d’agir en justice ou des pouvoirs d’enquête exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers. »

 

Observations

L’on se risquera à penser que cet arrêt, bien qu’intéressant au plan de l’éclairage qu’il donne sur le champ d’application matériel du règlement dit « Bruxelles I bis », ne mérite peut-être pas le raffut médiatique qu’il a engendré a coups d’intitulés emportés (« La centrale d’achat européenne Eurelec (Leclerc et Rewe) gagne contre Bercy », Y. puget, lsa-conso.fr, 23 décembre 2022) voir un brin excessif à ce stade de la procédure au plan des conclusions qui en sont parfois tirées (« Distribution : la justice européenne légitime les centrales d’achat européennes », lesechos.fr, P. Bertrand, 23 déc. 2022 ; « Eurelec contre Bercy : la justice européenne légitime les centrales d’achats européennes », A.S Le Bras, reussir.fr, 26 déc. 2022).

Le contexte toujours plus tendu autour des négociations commerciales n’y est probablement pas étranger.

Car il n’en ressort pas, selon nous, quelques quitus donnés aux Centrales « européennes » ou de leurs pratiques, à les supposer contestables au regard du droit français.

Il n’est pour l’heure pas non plus, à tout le moins directement au regard de la règle visée par l’interprétation préjudicielle, question de loi applicable ou plus généralement d’application dans l’espace des pratiques restrictives de concurrence du chapitre II du Titre IV du Livre IV du Code de commerce (à rappr. Conférence du 29 juin 2022 organisée par le D.U Droit & Grande Distribution, Université Sorbonne sur l’application dans l’espace des règles de transparence du chapitre I du Titre IV du Livre IV du Code de commerce, sous la direction de C. Grimaldi et A.C Martin).

De compétence juridictionnelle il est simplement question ou, plus précisément, de savoir si la détermination de la compétence juridictionnelle des tribunaux français pouvait en l’espèce s’effectuer sur le fondement du règlement précité (arrêt CJUE, point 20).

Ce n’est pas rien au plan de l’effectivité de l’action du Ministre, mais sûrement pas tout, car la cause dans son ensemble, est loin d’être entendue.

On retient de cet arrêt que pour déterminer si une matière relève ou non de la notion de « matière civile et commerciale », au sens de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 1215/2012, et par voie de conséquence du champ d’application de ce règlement, il y a lieu d’identifier le rapport juridique existant entre les parties au litige et l’objet de celui-ci, ou, alternativement, d’examiner le fondement et les modalités d’exercice de l’action intentée (arrêt du 16 juillet 2020, Movic e.a., C-73/19, EU:C:2020:568, point 37, ainsi que jurisprudence citée) (arrêt CJUE, point 23).

La Cour passe en revue à cet effet les caractères de l’action en cause (arrêt CJUE, points 24 à 28) et relève, entre autres, qu’il ressort de la décision de renvoi que :

« d’une part, l’action en cause au principal, qui a pour objet la défense de l’ordre public économique français, a été introduite sur la base d’éléments de preuve obtenus dans le cadre de visites sur les lieux et de saisies de documents. Or, de tels pouvoirs d’enquête, même si leur exercice doit être préalablement autorisé par le juge, n’en demeurent pas moins exorbitants par rapport au droit commun, en particulier parce qu’ils ne peuvent être mis en œuvre par des personnes privées et parce que, conformément aux dispositions nationales pertinentes, toute personne s’opposant à l’exercice de telles mesures encourt une peine d’emprisonnement ainsi qu’une amende de 300.000 euros. » (arrêt, point 26).

La CJUE en conclut que :

« Dans ces conditions, en mettant en œuvre l’action en cause au principal, le ministre de l’Économie et des Finances agit « dans l’exercice de la puissance publique (acta jure imperii) », au sens de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 1215/2012, de telle sorte que cette action ne relève pas de la notion de « matière civile et commerciale », visée à ladite disposition, ce qu’il appartient toutefois à la juridiction de renvoi de vérifier. ».

La référence à l’« acta jure imperii », renvoie à l’article 1er du règlement qui prévoit dans les deux occurrences de son paragraphe 1 que :

« Il [ie le Règlement] ne s’applique notamment ni aux matières fiscales, douanières ou administratives, ni à la responsabilité de l’État pour des actes ou des omissions commis dans l’exercice de la puissance publique (acta jure imperii). » (arrêt CJUE, point 29), soit des domaines voisins convoquant des préoccupations de souveraineté et non de nature purement civile et commerciale.

L’unification de la règle de conflit de juridiction par le règlement Bruxelles I bis (voir Règlement 1215/2012, considérant (4)), n’est donc pas absolue et laisse de côté ces domaines.

Plus largement, l’on se souvient d’ailleurs que sur le premier de ces domaines, que le caractère hors champ des matières fiscales, douanières ou administratives se rencontre au sein d’autres règles à vocation pourtant unificatrice (à rappr. art. 1, point 1 de la Convention concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (ou nouvelle convention de Lugano) du 30 octobre 2007 ; art. premier, point 1 de la Convention sur la reconnaissance et l’exécution des jugements étrangers en matière civile ou commerciale, du 2 juillet 2019, à laquelle l’UE a adhéré courant 2022, avec pour objectif de mettre en place un cadre multilatéral commun pour la circulation internationale des décisions en matière civile et commerciale).

Mais voir échapper au règlement « Bruxelles I bis » la détermination de la compétence et du jeu des règles de résolution d’un conflit de juridiction qu’elle instaure, ne saurait égaler absence de règles de droit commun ou de DIP national en matière de compétence internationale, à la lumière desquelles les juridictions du for saisies pourraient examiner leurs compétences.

Les moyens de part et d’autre à faire valoir ne manqueront pas et les parties auront l’occasion d’en débattre devant la juridiction de renvoi.

Sans que cela ne nous empêche d’avoir un avis sur la question, notre parti pris, dans ces observations, est celui de la neutralité et nous en resterons là s’agissant des moyens en concours.

Signalons simplement, sur ces intéressantes questions, l’existence d’une proposition de loi (n° 575) « visant à sécuriser l’approvisionnement des Français en produits de grande consommation », déposée le 29 novembre dernier à l’Assemblée Nationale, objet d’une procédure d’examen accéléré.

Ce projet, déposé avant que ne soit rendu l’arrêt de le CJUE, prévoit au nombre de ses dispositions évoquées en préambule, de « contrer le phénomène d’évasion juridique qui consiste à délocaliser la négociation contractuelle afin de la soumettre à des dispositions juridiques plus favorables et moins protectrices des intérêts des agriculteurs français et du fabriqué en France. ». Un « forum shopping » en quelque sorte.

Ainsi et selon l’article premier du texte en question, le chapitre préliminaire du titre IV du livre IV du code de commerce serait complété par un article L. 440-2 ainsi rédigé :

« L’ensemble des dispositions relevant du présent titre s’applique à toute relation commerciale dès lors que les produits ou services concernés sont commercialisés sur le territoire français. Toute clause contraire est réputée non écrite. Tout litige portant sur l’application des dispositions de ce titre relève de la compétence exclusive des tribunaux français, sous réserve de l’application d’une disposition expresse contraire prévue par un règlement européen ou un traité international ratifié par la France », ne limitant au demeurant pas son périmètre au secteur de l’agriculture.

Bien qu’assorti d’une réserve (« sous réserve de l’application d’une disposition expresse contraire prévue par un règlement européen (…) »), ce nouveau dispositif combiné avec l’interprétation de la CJUE de la non application du règlement « Bruxelles I bis » (et donc de la non application de la réserve au regard du contenu du règlement Bruxelles I bis) à l’action du Ministre telle que décrite, pourrait probablement participer d’une meilleure efficience procédurale dans la lutte contre les pratiques abusives à l’initiative du Ministre.

Par un couplage de l’interdiction théorique d’une pratique donnée et l’exercice concret de la voie de droit permettant de la faire sanctionner, il pourrait ainsi compléter celui résultant de la Loi ASAP de décembre 2020 obligeant à faire mention dans les conventions écrites des avantages issus des accords « internationaux » (cf. art. L. 441-3 III 4° Code com ; à rappr. amende administrative à l’encontre d’une centrale pour ne pas avoir fait figurer dans les conventions annuelles conclues avec ses fournisseurs les éléments relatifs aux services de coopération commerciale facturés par ses centrales internationales situées en Suisse et en Belgique et ce alors que les services étaient rendus en France).

Jean-Michel Vertut – Avocat.

 

Nota : le commentaire de cet arrêt est intégré à la Lettre de la distribution du mois de janvier 2023. Il le sera aussi à la Revue Concurrence. Sur mes autres contributions dans ces publications, voir sous l’onglet Publication, la rubrique Lettre de la Distribution.