Affaire A Oy c./ B Ky et autres
CJUE, 20 octobre 2022. Affaire C 406/21
1. Faits et procédure
Le litige opposait, devant les juridictions finnoises, un vendeur de livres à son acheteur à raison du règlement tardif de 135 factures. Ces factures avaient des dates d’échéances comprises entre le 10 avril 2015 et le 21 février 2018.
Ces échéances n’ayant pas été respectées, le vendeur prétendait être créancier à hauteur de 172,81 euros d’intérêts de retard ainsi que de 5.400 euros au titre d’une indemnité forfaitaire pour frais de recouvrement, comme en dispose la règlementation finnoise de transposition de la Directive 2011/7/UE concernant la lutte contre les retards de paiement dans les transactions commerciales.
Pour rappel, cette Directive instaure une « indemnisation pour les frais de recouvrement », visant le paiement exigible, sans qu’un rappel soit nécessaire, d’un montant forfaitaire minimum de 40 euros par facture réglée en retard, ainsi qu’une indemnisation raisonnable pour les autres frais recouvrement, en sus du montant forfaitaire précité (art. 6 § 1 et 3).
De son côté, l’acheteur invoquait une pratique établie entre parties, courante dans le secteur de la librairie selon lui. Il en ressortait qu’au cours des 8 années de relation passée, le vendeur ne lui avait jamais facturé de sommes à ce titre, alors que les retards constatés, inférieurs à un mois, restaient raisonnables (de deux jours à trois semaines après la date d’échéance) et que les sommes dues avaient été in fine acquittées.
Mais un tel moyen ne pouvait-il pas heurter les dispositions de la Directive et de la règlementation impérative finlandaise de transposition ?
Pour mémoire, l’article 7 de cette Directive prévoit dans un § 2 « que toute clause contractuelle ou pratique excluant le versement d’intérêts pour retard de paiement est considérée comme manifestement abusive », et dans un § 3 qu’« une clause contractuelle ou une pratique excluant l’indemnisation pour les frais de recouvrement [indemnité forfaitaire et indemnisation des autres frais] est présumée être manifestement abusive ».
Le litige parvenu au niveau de la juridiction suprême de Finlande, cette dernière devait poser à la CJUE deux questions préjudicielles (CJUE, 20 octobre 2022. Affaire C 406/21).
La première, que nous ne faisons qu’évoquer, bien qu’intéressante, portait sur le champ d’application rationae temporis des textes internes de transposition au titre de pratiques que nous dirons « à cheval » sur la période avant/après transposition (arrêt, points 38 à 49).
La deuxième portait sur l’interprétation de l’article 7, § 2 et 3 précités. Nous nous y consacrons.
2. Problème
L’article 7, § 2 et 3 de la Directive 2011/7 doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une pratique en vertu de laquelle, pour des retards de paiement inférieurs à un mois, le créancier ne recouvre pas les intérêts pour retard de paiement ni l’indemnisation pour les frais de recouvrement, en contrepartie du paiement du montant principal des créances exigibles ?
3. Solution
Pour la CJUE, « l’article 7, paragraphes 2 et 3, de la directive 2011/7 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une pratique en vertu de laquelle, pour des retards de paiement inférieurs à un mois, le créancier ne recouvre pas les intérêts pour retard de paiement ni l’indemnisation pour les frais de recouvrement, en contrepartie du paiement du montant principal des créances exigibles, à la condition que, en agissant ainsi, le créancier a librement consenti à renoncer au versement des sommes dues au titre de ces intérêts et de cette indemnisation. » (arrêt, point 62).
Au cas particulier, il appartiendra dès lors à la juridiction de renvoi, qui est seule compétente pour apprécier les faits, « de déterminer s’il peut être considéré que, par sa pratique consistant à ne pas recouvrer les sommes correspondant à ces intérêts et à cette indemnisation, le créancier a librement consenti à renoncer au versement des sommes dues au titre de ces intérêts et de cette indemnisation, étant précisé qu’un tel consentement ne saurait être exprimé au moment de la conclusion du contrat en vertu duquel les paiements concernés étaient dus » (arrêt, point 61).
4. Observations
– La solution est dictée par la finalité de l’article 7, paragraphes 2 et 3 de la directive 2011/7, qui est d’éviter que la renonciation par un créancier aux intérêts pour retard de paiement ou à l’indemnisation pour les frais de recouvrement n’intervienne dès la conclusion du contrat, c’est-à-dire lorsque la liberté contractuelle du créancier est exercée et qu’il existe un risque d’abus de cette liberté par le débiteur au détriment du créancier (arrêt du 16 février 2017, IOS Finance EFC, C‑555/14, EU:C:2017:121, point 30) (arrêt, point 57).
L’arrêt nous enseigne que « lorsque les conditions prévues par la directive 2011/7 sont réunies et que les intérêts pour retard de paiement ainsi que l’indemnisation pour les frais de recouvrement sont exigibles, un créancier doit rester libre, compte tenu de sa liberté contractuelle, de renoncer au versement des sommes dues au titre de ces intérêts et de cette indemnisation, notamment en contrepartie du paiement immédiat du montant principal ».
Cela est, par ailleurs, confirmé au considérant 16 de la directive, lequel précise que celle-ci ne devrait pas obliger un créancier à exiger le versement d’intérêts pour retard de paiement (arrêt du 16 février 2017, IOS Finance EFC, C‑555/14,EU:C:2017:121, points 31 et 32) (arrêt, point 58).
Cependant, « une telle renonciation est subordonnée à la condition qu’elle ait été consentie de manière effectivement libre, de telle sorte qu’elle ne doit pas constituer un abus de la liberté contractuelle du créancier qui serait imputable au débiteur » (arrêt du 16 février 2017, IOS Finance EFC, C‑555/14, EU:C:2017:121, points 33 et 34) (arrêt, point 59).
Cette interprétation concilie l’objectif d’un paiement rapide et la nécessité de préservation de la relation commerciale malgré le défaut de ponctualité du débiteur à s’acquitter de sa dette.
La faculté de renonciation étant ainsi reconnue et ses conditions fixées, la solution vise les situations dans lesquelles il existe bel et bien entre les parties une « pratique » antérieure établie, consistant à ne pas réclamer les intérêts pour retard de paiement ou l’indemnisation pour les frais de recouvrement (des faveurs intermittentes, quand bien même fréquentes, n’y suffisant pas) et où les paiements interviennent dans un délai raisonnable, moyennant un retard inférieur à un mois.
En outre, à la lecture de la solution rendue, rien ne semble permettre d’étendre cette dernière au-delà d’un tel retard, quand bien même moyennant une renonciation répondant aux autres conditions fixées par la CJUE.
Pour rappel, la renonciation est un acte unilatéral abdicatif reposant, au vu de notre jurisprudence interne, sur des actes manifestant sans équivoque la volonté de renoncer (Civ. 2, 10 mars 2005, n° 03-11.302).
De notre point de vue, cette faculté de renonciation ainsi encadrée devrait être inopérante dans le cas où, intervenue dans l’expectative d’un paiement à intervenir bien qu’avec retard, elle est suivie d’un défaut de paiement pur et simple.
L’éclairage donné par la CJUE invite immédiatement à déplacer nos interrogations vers notre droit interne en matière de lutte contre les retards de paiement, s’agissant là d’une règlementation impérative (à rappr. Com. 17 avril 2019, Pourvoi n° G 18-11.280, Lettre distrib. mai 2019, obs. M.A ; Civ. 3e, 30 septembre 2015, Pourvoi n° 14-19.249, Lettre distrib. oct 2015, obs. M.A).
– Sur un plan obligationnel, l’on comprend que le créancier qui, renonçant à mettre en œuvre les droits que lui concède la Directive à facturer des intérêts de retard ou des indemnités forfaitaires à raison d’un paiement tardif, en contrepartie du paiement du montant principal des créances exigibles, ne sera plus en droit de le faire alors que son débiteur s’est exécuté.
La tentation à ce faire pourrait notamment se rencontrer chez tel fournisseur qui, lassé des innombrables atermoiements de son client lorsqu’il s’agit de s’acquitter de sa dette, envisagerait d’exiger rétrospectivement un rattrapage des intérêts ou indemnités précités, dans une démarche de rappel à l’ordre.
Elle peut aussi se présenter lors d’un règlement de compte entre parties, en suite par exemple d’un arrêt de relation commerciale.
Dès lors, au vu de l’affaire rapportée et même si la renonciation ne se présume pas, le fournisseur pourrait opportunément songer à signaler de temps à autres, par voie d’écrit il va sans dire, que ses faveurs ne remettent pas en cause les droits qu’il détient aux termes des articles L. 441-9 I al 5 (facturation) et L. 441-10 II (délais du paiement) du Code de commerce.
A tout le moins et de manière moins comminatoire, il pourrait préciser dans ses CGV que le fait de ne pas avoir réclamé tout intérêt retard de paiement ou d’indemnité forfaitaire pour frais de recouvrement, ne saurait s’analyser en une renonciation à titre.
– L’interprétation de la CJUE est aussi à prendre en compte au plan de l’appréciation des risques de sanction administrative à l’issue de contrôles de conformité des pratiques entre créanciers et débiteurs aux dispositions du Code de commerce, prévoyant notamment l’indemnité forfaitaire de 40 euros dans le cadre de la transposition de la Directive 2011/7 (cf. art. 121 de la loi n° 2012-387 du 22 mars 2012 relative à la simplification du droit et à l’allégement des démarches administratives et Décret n° 2012-1115 du 2 octobre 2012 fixant le montant de l’indemnité forfaitaire pour frais de recouvrement dans les transactions commerciales prévue à l’article L. 441-6 du code de commerce).
L’on se souvient qu’à l’occasion d’un jeu de questions/réponses du mois de juillet 2013 consacré à l’indemnité forfaitaire pour retard de paiement, la DGCCRF avait adopté une position assez stricte sur la question du versement de l’indemnité en question.
A la question « 1/ La mention de l’indemnité sur les conditions générales de vente (CGV) et les factures et son versement en cas de retard sont-ils obligatoires lorsque la relation commerciale avec le client est bonne ? », elle avait répondu « Oui, la mention obligatoire de cette indemnité et de son montant dans les CGV et sur les factures est obligatoire. L’indemnité est due dès le premier jour de retard de paiement, même dans le cadre d’une relation commerciale non conflictuelle. ».
Par la suite, l’évocation en question/réponse n° 19, de ce que le plafond des amendes mentionnées aux articles L. 441-6 et L. 441-4 du Code de commerce devait être multiplié par 5 concernant les personnes morales (article 131-38 du code pénal), « comme pour toute amende pénale » (amende administrative depuis lors. Cf. art L. 441-16 C.com), laissait entendre qu’était sanctionnable le défaut de « versement », expressément visé en question n° 1, de l’indemnité précitée.
La position des services du Ministre se voulait de la sorte moins souple que celle de la CEPC, trois ans plus tôt, à l’occasion d’un Avis n° 10-08 du 12 mai 2010 à propos de la pratique d’un créancier consistant à ne pas exiger le paiement des pénalités de retard de paiement.
L’arrêt de la CJUE donne donc à l’Administration une occasion de modifier sur ce point son jeu de question/réponse précité si elle l’estime souhaitable. Ne pourrait-il pas aussi offrir un point de départ à d’autres réflexions sous l’angle de la règlementation des délais de paiement ?
– Enfin et pour conclure, nous rappellerons que les pénalités de retard de paiement tout comme l’indemnité pour frais de recouvrement sont, pour la détermination du résultat imposable, rattachables à l’exercice de leur encaissement ou de leur paiement (CGI. Art. 237 sexies et BOI-BIC-BASE-20-10, n° 230).
Cette règle a pour avantage d’éviter que les fournisseurs soient imposés sur des produits non perçus lorsque les pénalités ou frais précités ne sont pas réclamés au client.
On se souvient que le caractère exigible des pénalités (les indemnités pour frais de recouvrement ayant été introduites ultérieurement dans le Code de commerce) avait, aux lendemains de la loi NRE du 15 mai 2001, causé quelques tourments aux créanciers (Lettre distr. mars 2009, nos obs ; Lettre distr. fév. 2005).
Bien que non réclamées par ces derniers, ces pénalités n’en constituaient pas moins alors des produits. L’article 237 sexies du CGI y a remédié.
Sur ce dernier sujet, évoqué pour mémoire et qui n’est plus problématique, l’arrêt de la CJUE ne nous semble pas impactant.
Jean-Michel Vertut – Avocat.
Nota : le commentaire de cet arrêt est intégré à la Lettre de la distribution du mois de novembre 2022. Sur mes autres contributions dans ces publications, voir sous l’onglet Publication, la rubrique Lettre de la Distribution.