Paris, 29 octobre 2024, n° 23/02368
SG Distribution France et autres c./ Sostrene Grenes Import.
1. Faits.
Après quelques années de développement commercial en franchise sur la France, la société danoise Sostrene (ci-après « Sostrene ») décide en 2018 d’y ouvrir ses propres succursales et de modifier par divers avenants les contrats de ses franchisés français (la Société SG Distribution France et ses filiales, ci-après « SGDF »).
Ces derniers contestent.
Sostrene résilie alors ces contrats avec un préavis de deux ans.
SGDF conteste cette fois-ci les résiliations et, conformément à la clause compromissoire contenue dans les contrats, Sostrene engage début 2021 une procédure d’arbitrage.
En août 2022, le Tribunal arbitral danois désigné retient la validité des résiliations.
En décembre 2022, le délégué du président du Tribunal judiciaire de Paris rend une ordonnance d’exequatur des chefs de la sentence.
SGDF en interjette appel, dans l’objectif de voir la sentence arbitrale inexécutable.
L’ex franchisé prétend qu’une telle exécution, au vu de certaines pratiques dénoncées par les anciens franchisés et sur lesquelles nous passerons, contreviendrait « à l’interdiction des pratiques anticoncurrentielles au titre des articles 101 du TFUE et des articles L. 420-1 et 442-6 I 2° (devenu L 442-1 I 2°) du code de commerce qui font partie de l’ordre public international ».
Il est fait valoir que « les lois de police françaises issues du droit de la concurrence et qui véhiculent des intérêts jugés cruciaux par l’ordre juridique français font partie de l’ordre public international ».
La Cour d’appel de Paris, en sa chambre commerciale internationale, confirme l’ordonnance.
2. Problème.
Notre attention se portera sur le moyen de la violation, en l’espèce prétendue, de la règlementation économique tirée des articles L. 442-6 I 2° ancien du Code de commerce, 101 du TFUE et L.420-1 et 420-2 du Code commerce, au regard du moyen de contrariété à l’ordre public international.
2. Solutions et observations.
L’on sait que pour les sentences arbitrales rendues à l’étranger, l’article 1525 CPC dispose qu’un recours en annulation est ouvert lorsque la reconnaissance ou l’exécution de la sentence est contraire à l’ordre public international (par renvoi à l’article 1520 du même Code relatif au recours en annulation pour les sentences rendues en France).
1°. A titre de solution générale et soulignant qu’il ne s’agit pas dans ce type de contentieux de remettre en cause l’appréciation des premiers juges sur l’affaire en elle-même, la Cour rappelle le caractère circonscrit de son pouvoir à savoir que :
« Il résulte de la combinaison des articles 1520, 5°, et 1525, alinéa 4, du code de procédure civile que l’exequatur n’est refusé que lorsque la solution donnée au litige, et non le raisonnement suivi par les arbitres, heurte concrètement et de manière caractérisée l’ordre public international.
Le contrôle du juge de la violation de l’ordre public international s’attache seulement à examiner si l’exécution des dispositions prises par le tribunal arbitral viole de manière caractérisée les principes et valeurs compris dans cet ordre public international, qui s’entend de la conception qu’en a l’ordre juridique français, c’est-à-dire des valeurs et des principes dont celui-ci ne saurait souffrir la méconnaissance, même dans un contexte international.» (pt. 63 et 64).
Au plan pratique, les justiciables doivent donc retenir que la Cour d’appel veille à ce que le recours contre l’ordonnance d’exequatur ne soit pas un moyen détourné de recours contre la sentence elle-même.
De même, il leur faudra démontrer « concrètement et de manière caractérisée », la violation de l’ordre public international.
Invoquer de manière abstraite le caractère impératif du droit des pratiques restrictives de concurrence ou de celui des pratiques anticoncurrentielles ne suffira pas.
2°. Puis vient la solution au cas particulier de la prétendue violation de l’ordre public international et qui s’opposerait à ce que la sentence soit exécutée en France.
– Sur le déséquilibre significatif.
Pour le moins expéditive, la Cour estime :
« Si les dispositions de l’article L. 442-6, I, 2° du code de commerce constituent une loi de police interne, leur violation ne peut en tant que telle être considérée comme portant atteinte à la conception française de l’ordre public international, la cour relevant qu’en l’espèce, l’invocation de ces dispositions par les appelantes s’inscrit dans une logique de protection de leurs intérêts privés. Le moyen ne saurait dès lors prospérer sur ce fondement » (pt. 65 et 66).
Bien que la qualification de loi de police soit ici retenue, voilà de quoi doucher les espoirs des justiciables attraits dans des procédures d’arbitrage international à raison de clauses compromissoires dont ils n’ont pas suffisamment initialement mesuré la portée ou peut-être pas pu en négocier les termes, voire son retrait dans le contrat projeté.
Ainsi, à l’occasion du contentieux de l’exequatur, motif pris de la violation de certaines règles de pratiques restrictives de concurrence (PRC), les justiciables découvriront-ils que la voie ultime de la violation de l’ordre public international leur sera fermée.
La solution ici donnée peut questionner lorsque la Cour, ne visant pas l’ordre public (sous-entendu « interne »), retient la notion de loi de police.
Cette qualification évoque pourtant un caractère impérieux pour ce qui est des intérêts à défendre, en contemplation par exemple du droit international conventionnel de source européenne (art. 9, règl. « Rome I »).
Le caractère « interne » de la loi concernée, pourtant expressément reconnue « de police », la situerait alors dans un type de lois, normalement impérieuse, mais dont la violation ne porterait pas atteinte à la conception française de l’ordre public international.
Imaginons donc que, selon cette approche et la conception que se fait alors le juge des lois de police et de l’ordre public international, il existerait des lois de police « interne » – de seconde zone – et des lois de police « autres », les « vraies » pourrions-nous dire (d’esprit « externe » par opposition à « interne » ? « d’ordre international » etc. ? mais simple praticien que nous sommes, nous ne savons. Pour des réflexions plus approfondies, voir Chronique d’arbitrage : l’éviction du déséquilibre significatif de l’ordre public international, J. Jourdan-Marques, Dalloz Actualité, 20 décembre 2024, non publié à la date de notre commentaire à la Lettre de la Distribution du mois de décembre 2024 et dont nous reprenons ici le contenu).
Un tel arrangement ne nous satisfait pas vraiment, sauf à ce que ces lois de police « interne » ne soient au bout du compte « que » des lois d’ordre public.
Pour mémoire et bien que s’agissant de solutions rendues en dehors de procédures arbitrales ou initiées par le Ministre, signalons un arrêt (Com. 3 mars 2009, n° 07-16.527, publié) qui, évoquant la loi « NRE », certes à propos de l’article L. 441-6 du Code de commerce, retient « (…) les dispositions de la loi du 15 mai 2001 modifiant l’article L. 441-6 du code de commerce, qui répondent à des considérations d’ordre public particulièrement impérieuses, sont applicables, dès la date d’entrée en vigueur de ce texte, aux contrats en cours » (rappr. CAA Paris, 9e Ch., 13 décembre 2024, n° 22PA04574, à propos de l’article L. 441-3 du Code de commerce, retenant la qualification de loi de police).
Par la suite, la Cour d’appel de Paris a elle-même rappelé que les dispositions de l’article L. 442-6, qui énumèrent des comportements civilement sanctionnés, répondent à des « considérations d’ordre public particulièrement impérieuses », soulignant à l’occasion le caractère « « quasi-répressif », dont relève manifestement l’article L. 442-6 du code de commerce » (Paris, 5-4, 9 janv. 2019, n° 18/09522).
Puis vint l’arrêt remarqué (Com., 8 juill. 2020, n° 17-31.536, publié, Lettre distrib. 09/2020, obs. F. Leclerc), cette fois-ci dans le cadre d’une affaire initiée par le Ministre, jugeant que l’article L. 442-6, I, 2° contenait des « dispositions impératives dont le respect est jugé crucial pour la préservation d’une certaine égalité des armes et loyauté entre partenaires économiques et qui s’avèrent donc indispensables pour l’organisation économique et sociale de la France ».
Sur cet arrêt et à l’occasion d’une publication récente questionnant plus largement la portée de la Loi Egalim 3 dans les relations internationales, deux auteurs (P. Vanni et A.C. Martin, BRDA, 22-2024, n° 12) rappellent, s’agissant du dispositif de sanction du déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, que la Cour de cassation a retenu le caractère de loi de police, nuancée par la suite par la Cour d’appel de Paris, qui considère que le dispositif « ne peut être qualifié de loi de police, sauf lorsque, en vertu des prérogatives que l’article L. 442-4 du Code de commerce leur réserve, le ministère public, le ministre chargé de l’économie ou le président de l’Autorité de la concurrence caractérisent une pratique commerciale restrictive déterminée susceptible de porter atteinte à l’ordre public économique de l’État qu’il leur appartient de défendre » (Paris, 20 janv. 2023, n° 22/13154).
Selon ces auteurs, ces solutions semblent ouvrir la voie d’une qualification en tant que loi de police à deux vitesses, selon que le Ministre de l’économie est, ou non, à l’origine de l’action en cause.
Pour autant, en l’espèce ici rapportée, l’absence du Ministre dans la procédure ne conduit pas la Cour à exclure la qualification de loi de police, bien qu’« interne », tout en dégradant la force d’une telle loi puisque sa violation « ne peut en tant que telle être considérée comme portant atteinte à la conception française de l’ordre public international », et que « l’invocation de ces dispositions par les appelantes s’inscrit dans une logique de protection de leurs intérêts privés ».
A la première nuance évoquée ci-dessus, devrait-on alors songer à rajouter une deuxième, tirée de la poursuite de la protection d’intérêts privés, d’ailleurs probablement confondue avec la première du fait que l’action n’a pas ici été menée par le Ministre pour la défense de l’ordre public économique (rappr. en matière de rupture brutale de relation commerciale établie, Paris, 2 juill. 2024, n° 21/17912, Lettre distrib. 09/2024, obs. C. Mouly-Guillemaud, écartant la qualification de loi de police, contrairement à l’arrêt ici rapporté) ?
– Sur les pratiques anticoncurrentielles, la solution nous apparaît moins confuse.
La Cour rappelle que « La CJUE a dit pour droit que l’article 101 du TFUE, anciennement article 81 du TCE, constituait « une disposition fondamentale indispensable pour l’accomplissement des missions confiées à la Communauté et, en particulier, pour le fonctionnement du marché intérieur » et qu’il peut être considéré comme « une disposition d’ordre public au sens de la convention de New York du 10 juin 1958 » et qu’il appartient aux juridictions nationales appelées à se prononcer sur la validité d’une sentence arbitrale d’en faire application (Eco Swiss C-126/97) »» (pt. 67).
Et la Cour de préciser qu’elle est en droit de « (…) de procéder à un examen du litige à l’aune de ces textes dont la violation alléguée relève de l’ordre public international français, à charge toutefois pour la partie qui l’allègue d’établir l’existence d’indices graves, précis et concordants susceptibles de caractériser une violation de l’ordre public international » (pt. 72), ce qui ne sera pas le cas en l’espèce.
3°. Un peu de recul sur ces deux solutions, aboutissant à deux issues différentes, suggère deux observations.
– En premier lieu, bien que relevant de l’ordre public, la qualification en loi de police française des règles de l’ancien article L. 442-6 I du Code de commerce (L. 442-1 I et II nouv.) en matière de pratiques restrictives n’est pas une évidence.
A tout le moins, cette qualification semble fonction de la pratique dénoncée et/ou de celui qui la dénonce.
Dans un litige international, les règles issues de la prohibition des pratiques anticoncurrentielles semblent plus audibles – en dehors ou dans le cadre d’une procédurale arbitrale – et notamment dans ce dernier cas, au stade du contentieux de la reconnaissance ou l’exécution de la sentence.
– En deuxième lieu, ce traitement « à la carte » fait par les juges du « petit » droit de la concurrence, par rapport à celui réservé au « grand » droit peut sembler illogique, si ce n’est injuste.
Mais peut-être faut-il voir dans cette approche discriminatoire une réaction à une spécificité règlementaire française en manque pour l’heure d’universalisme, outre les effets non recherchés d’une certaine volatilité parfois, même dans les solutions rendues par les juges lorsqu’il s’agit d’appliquer ces textes dans les contentieux interne.
Le carrousel législatif n’est pas non plus en reste.
L’on en veut pour témoignage récent le nouvel article L. 444-1 A du Code de commerce, qui en substance, vise à affirmer, en certaines matières, le caractère incontournable de la loi française et des juges français dans les relations internationales portant sur des produits ou services commercialisés en France (P. Vanni et A.-C. Martin, préc.), mais qui s’empresse aussitôt, ce que l’on peut entendre, d’en réserver l’application au respect du droit de l’UE et des traités internationaux ratifiés ou approuvés par la France et sans préjudice du recours à l’arbitrage.
Le tout sans compter le rythme effréné des changements règlementaires, pour des textes parfois impératifs et cruciaux selon qui les invoque ou qui, d’une loi sur l’autre, peuvent ne plus l’être, et autres règlementations de circonstances ou limitées dans le temps ou mesures expérimentales.
Doit-on alors s’émouvoir de l’accueil parfois réservé des juges à ces règlementations qui donnent le tournis, lorsqu’il s’agit de statuer dans un litige international.
Ironie du sort et tenant ce dernier arrêt, ces textes peuvent s’avérer moins contraignants ou pénalisants dans les relations internationales mais dont les effets peuvent se déployer en France, que ce qu’ils le sont dans les relations proprement interne. Cherchez l’erreur !
Jean-Michel Vertut – Avocat.
Nota : le commentaire de cet arrêt est intégré, pour l’essentiel, à la Lettre de la distribution du mois de décembre 2024. Il le sera aussi à la Revue Concurrences. Sur mes autres contributions dans ces publications, voir sous l’onglet Publication, la rubrique Lettre de la Distribution.