Les demandes de baisse de prix, souvent dogmatiques (à rappr. Des demandes de baisse de prix qui ne passent pas. M. Salset, France Agricole, 01.02.2021), peuvent d’autant plus rester en travers de la gorge des industriels qui les subissent qu’elles sont couplées à une baisse des volumes et qu’elles s’accompagnent, de surcroît, d’un passage en force.
L’affaire ici rapportée (Cour d’appel de Paris, 26 novembre 2020, RG n° 20/02392), qui avait été l’un des temps forts des négociations commerciales pour 2020 (Ord. référé. Trib. Com. Paris, 16 janvier 2020, RG n° 202000169, Lettre distrib Février 2020 ou Revue Concurrences, n° 2 2020, nos obs.), nous en procure une illustration.
Faits et procédure :
Suite à un désaccord lors des négociations de fin d’année quant aux conditions tarifaires et de distribution applicables pour 2020 avec la centrale SAS ITM Alimentaire International (ITM), la SAS Coca Cola European Partner France (Coca) a arrêté de livrer ITM à compter du 2 janvier 2020.
Ce désaccord est intervenu après qu’en août 2019, ITM ait notifié à Coca un déréférencement de 18 produits à compter du 1er octobre 2019, puis ensuite davantage, ce qui allait se traduire en une baisse du chiffre d’affaires prévisionnel de 38% avec ITM selon Coca ou de 20% selon ITM.
Vu l’importance de la valeur des ventes concernées entre les deux opérateurs, soit 165 millions pour 2019, il était question pour Coca, de subir une régression de chiffre d’affaires de l’ordre de 33 millions en base annuelle (si diminution de 20%).
ITM considérait néanmoins que le déréférencement était annoncé de longue date et qu’il n’aboutissait pas nécessairement à une baisse des volumes compte tenu des reports qui pourraient s’opérer sur d’autres produits de la marque.
Les parties ont par la suite, mais sans succès, tenté de trouver un terrain d’entente pour 2020, Coca proposant un accord « transitoire » pour janvier et février 2020 fondé sur une baisse « des volumes » de 6% (donc semble-t-il inférieur à la baisse de chiffre d’affaires prévue, même s’il ne s’agit que d’une supposition de notre part, car il est fait état dans l’ordonnance d’abord de chiffre d’affaires puis de volumes), moyennant une hausse tarifaire de 2,7% sur janvier et février 2020, le temps de trouver un accord pour le nouvel exercice.
ITM lui opposait une demande de « déflation » de 2,4%. L’arrêt d’appel nous en dit davantage en précisant qu’ITM soutenait que l’accord proposé revenait à imposer une hausse du prix triple net de 37% par rapport au tarif de 2019 et une dégradation des conditions de paiements, le délai étant réduit à 30 jours au lieu des 45 jours habituels.
Le bras de fer dans la négociation persistant, Coca notifiait par courriel à ITM le 24 décembre 2019, un arrêt total de ses livraisons au 2 janvier 2020, soit un préavis de 9 jours.
L’arrêt d’appel se veut plus précis que l’ordonnance sur la teneur de la notification : Coca s’étonnant d’avoir reçu des commandes pour des livraisons à compter du 2 janvier 2020, avait rappelé à ITM que compte tenu de l’absence de signature d’un accord, il n’y aurait plus de prix convenu à compter du 1er janvier 2020, et qu’à défaut d’accord, seules ses CGV et tarifs 2020 s’appliqueraient.
Alors et afin de s’assurer qu’il n’y aurait pas de litige lors du paiement des factures correspondantes et procéder aux livraisons, Coca invitait ITM à lui confirmer par retour et par écrit si, dans ce contexte ITM, souhaitait annuler ou maintenir ses commandes.
Dans l’attente d’une confirmation – qui ne viendra pas – Coca décidait de suspendre provisoirement la livraison de ces commandes.
Invoquant une rupture brutale et totale d’une relation commerciale établie, constitutive d’un trouble manifestement illicite et source d’un dommage imminent, ITM assignait aussitôt Coca à titre conservatoire, en référé d’heure à heure pour l’audience du 14 janvier 2020 à se tenir devant le Président du Tribunal de Commerce de Paris, afin qu’il soit enjoint à Coca de reprendre ses livraisons « jusqu’au plus proche des évènements suivants » à savoir, soit « la conclusion d’une convention annuelle entre les parties pour l’année 2020 » (hypothèse d’un accord entre les parties), soit « l’écoulement d’un préavis de 24 mois expirant le 31 décembre 2021 » (en cas de désaccord entre les parties à l’issue de la période des négociations pour 2020). ITM sollicitait aussi une astreinte de 493.000 euros par jour de retard dans les livraisons.
Au vu des circonstances (ancienneté de 30 ans des relations commerciales remontant à 1989, part de marché de Coca sur le marché des colas à hauteur de 75% à 90%, chiffre d’affaires en cause de 165 millions pour 2019 entre Coca et ITM), Coca fut condamnée le 14 janvier 2020 à reprendre ses livraisons sous une astreinte de 460.000 euros par jour de retard suivant la signification de l’ordonnance – soit un quantum correspondant au chiffre d’affaires journalier réalisé ITM avec Coca en 2019.
Pour le Tribunal, « le refus de vente et la livraison à partir de janvier 2020 annoncé avec 9 jours (dont 5 ouvrés) de préavis entraînant une rupture de stock dans le réseau de la SAS ITM ALIMENTAIRE INTERNATIONAL et le risque de perte de clientèle relève d’une rupture abusive et d’un abus de position dominante par Coca Cola ».
In fine, les mesures ordonnées par le Tribunal n’ont pas été celles demandées. Le dispositif de l’ordonnance n’indiquait au demeurant pas expressément à quelles conditions devaient s’effectuer les livraisons, même si ses motifs font ressortir qu’il s’agissait des conditions contractuelles de 2019.
Coca en était quitte pour deux mois de livraisons à des conditions qui n’étaient pas celles proposées à titre transitoire à ITM, bien que sur une période assez courte, à savoir celle durant laquelle se déroulent les négociations commerciales annuelles, en principe jusqu’au 1er mars.
Début mars 2020, la presse spécialisée annonçait qu’ITM et Coca étaient parvenues à un accord pour les négociations commerciales 2020 (LSA en ligne, 4 mars 2020, Y. Puget).
Selon l’arrêt commenté, les livraisons ont repris dès le 17 janvier 2020. Tout est finalement allé très vite pour s’entendre.
Toutefois, le 29 janvier 2020, Coca a interjeté appel aux fins de voir infirmer en toutes ses dispositions l’ordonnance intervenue : les parties allaient donc à nouveau s’affronter quant à l’imputabilité de l’arrêt des livraisons et sur l’existence – ou non – d’un trouble manifestement illicite et/ou d’un dommage imminent, causé(s) par cette situation, à laquelle le juge des référés a mis fin à titre provisoire, dans un contexte d’éventuels d’abus de position dominante de Coca et de rupture commerciale de relations commerciales établies.
Problème :
Identifiant le « cœur » de l’affaire à l’absence d’accord pour la période s’écoulant entre la fin de l’année civile et le 1er mars, puisqu’en l’espèce les accords entre les parties régissaient l’année civile et qu’à la fin de chaque année civile, alors que les parties sont en cours de négociation pour l’année suivante, la question se pose « de ce qu’il advient en l’absence d’accord pour la période transitoire de janvier et février ».
Autrement présenté, la question soumise au juge des référés, juge de l’évidence, était celle de savoir si, en raison de l’absence d’accord des parties sur les prix pour la période transitoire de janvier et février 2020, Coca pouvait refuser toute livraison (ou comme elle entendait le faire en l’absence d’accord sur les prix pour la nouvelle année, décider d’appliquer ses seuls tarifs et CGV), aucune vente n’étant possible sans accord sur la chose et le prix, sans contrevenir aux dispositions de l’article L 442-1 du code de commerce (rupture brutale) et sans, ce faisant, abuser de sa position dominante et si ce refus constituait un trouble manifestement illicite ou causait un dommage imminent, seules hypothèses où le juge des référés dispose d’un pouvoir en présence de contestation sérieuse.
Solution :
Pas de trouble manifestement illicite : La Cour juge que « la contrainte dans laquelle se trouvent les parties à la fois de rechercher un accord, de ne pas continuer à vendre si un accord n’a pas été trouvé mais aussi de ne pas rompre unilatéralement et sans préavis leurs relations commerciales, le tout sous peine de sanctions pénales et administratives et de réparation de préjudice, interdisent de considérer, au stade des référés, le refus d’accepter de nouvelles commandes sans que le prix en soit préalablement convenu, comme manifestement illicite au regard de ces injonctions contradictoires. De même l’imputabilité de la non conclusion d’un accord et des moyens de pressions utilisés dans les négociations par l’une ou l’autre des parties, partant, de la rupture des relations commerciales relève des juges du fond. ». Exit donc le pouvoir juridictionnel du juge référés sur cette question.
Mais un dommage imminent : La Cour juge que « En revanche, il est suffisamment établi, comme le démontrent les faits qui se sont produits entre le 2 janvier et le 17 janvier 2020 date à laquelle les livraisons ont repris, que l’arrêt brutal des livraisons de la marque Coca Cola dans les magasins Intermarché constitue un dommage certain au distributeur s’agissant d’un produit qui est peu substituable, comme le démontre (…) et pour lequel les études confirment que la rupture de stocks peut entraîner une part non négligeable des consommateurs à changer d’enseigne pour en trouver (…). Si la loi n’impose pas aux parties de parvenir à un accord, elle sanctionne l’abus dans la relation commerciale. L’arrêt brutal des livraisons, en pleine négociation, à une période que la société Coca Cola sait cruciale pour les distributeurs et sur des produits qu’elle sait non substituables, cause avec l’évidence requise en référé à la société ITM un dommage d’abord imminent puis effectif qui justifie que le juge des référés du tribunal de commerce de Paris ait pris, sur le fondement manifeste de l’article 873 alinéa 1 (…), la seule mesure susceptible d’y mettre fin, soit la reprise des livraisons, dans l’attente d’un aboutissement des négociations ou d’une décision du juge du fond sur le prix applicable à la période transitoire. »
Analyse :
Houleuses : C’est le qualificatif qui s’impose lorsqu’on évoque les négociations pour 2020 entre Coca et ITM. C’est aussi celui qui semble adapté aux négociations pour cette même année entre les autres membres de l’alliance européenne AgeCore (Agecore’s war with Coca-Cola spreads to Belgium, www.retaildetail.be, 10 février 2020, S. Van Rompaey), qui regroupe Intermarché Eroski en Espagne, Conad en Italie, Colruyt en Belgique et Coop Suisse (sur cette Centrale internationale de services, voir Commission d’enquête sur la situation et les pratiques de la grande distribution et de leurs groupements dans leurs relations commerciales avec les fournisseurs, Mercredi 4 septembre 2019, compte rendu n° 96).
Le sujet des accords ou « désaccords » européens pouvant d’ailleurs renvoyer à la problématique plus large des négociations européennes. Nous renvoyons à ce propos aux nouvelles dispositions introduites dans l’article L. 441-3 du Code de commerce à l’occasion de la Loi ASAP du 7 décembre 2020.
Entre autres points évoqués par ce litige, vient celui de la rupture brutale de relations commerciales établies et de la procédure de référé (à rappr. Com. 10 nov. 2009, n° 08-18.337, CCC, Avril 2020, n° 93, N. Mathey ; Com. 3 mai 2012, pourvoi n° Q 10-28.366 ; Cass. com., 24 juin 2020, n° 19-12.261, à rappr. sur cette affaire Lettre distrib. Octobre 2020 ou Revue Concurrences, n° 4 2020, nos obs.).
L’intérêt particulier de cette affaire est de combiner une problématique de rupture, avec celle de l’exercice éventuel d’un abus de position dominante d’un fournisseur et d’un désaccord sur le prix dans le contexte des négociations commerciales de fin d’année.
L’ordonnance de référé avait ordonné la reprise des livraisons sur le fondement de l’article 873 alinéa 1 du CPC (en faisant référence à l’alinéa 2 à raison d’une erreur de plume relevée par la Cour), selon une motivation qui pouvait sembler assez sibylline sur la matière du référé, à savoir le trouble manifestement illicite, le dommage imminent, ou les deux.
Les précisions récemment apportées par la Cour sont donc les bienvenues. Celle-ci confirme l’ordonnance entreprise, mais sans en adopter les motifs relatifs au trouble manifestement illicite, ne retenant ainsi que le seul fondement du dommage imminent.
Il est vrai que la caractérisation d’un trouble manifestement illicite avec l’évidence du référé pouvait apparaître plus tourmentée.
Il nous semble néanmoins que, si la Cour s’est refusée à rentrer dans un débat sur l’imputabilité de la rupture à l’une ou l’autre des parties, elle n’en a pas moins considéré l’opposabilité à Coca de l’argument tenant au caractère « peu substituable » voire « non substituable » de ses produits, au point que l’absence de ces derniers dans les linéaires soit de nature à amener une part non négligeable des consommateurs à changer d’enseigne.
La caractérisation d’un dommage imminent a donc été ici plus propice que le trouble manifestement illicite pour ordonner le maintien des livraisons en présence d’un désaccord sur le prix.
Sans qu’il soit indispensable de choisir entre les deux fondements précités, il semblerait que le dommage imminent, simple question de fait relevant de l’appréciation souveraine du juge des référés, soit plus aisé à faire valoir pour autant que les conditions en soient vérifiées, que le trouble manifestement illicite, notion de droit soumise au contrôle de la Cour de cassation (Droit judiciaire privé, n° 631, 11eme édition, LexisNexis, L. Cadiet, M. Jeuland).
L’existence d’un trouble manifestement illicite suggère une confrontation propice à un débat au fond, alors que les parties se renvoient ici la balle de l’imputabilité de l’échec de la négociation, donc du défaut de conclusion d’un accord, et ce faisant de la rupture de la relation commerciale.
Mais sur le plan des principes, rien n’interdit d’invoquer ce dernier fondement comme l’a fait ITM (à rappr. Paris, 26 janvier 2017, n° 15/18120).
Et pourquoi ne pas s’interroger alors, sous réserve du contenu qui nous est inconnu de la convention entre Coca et ITM pour 2019 (quant à la possibilité de modifier en cours de période contractuelle les éléments essentiels de la relation tels le nombre de produits référencés, les prix d’achat négociés, les incidences des modifications du « plan d’achat » sur lesdits prix etc.), sur la légitimité de la demande de maintien – ou quasiment – des conditions jusqu’alors arrêtées entre les parties et, ce faisant, sur un éventuel et autre trouble manifestement illicite qu’il aurait pu être aussi être question de faire cesser en tant qu’acte perturbateur de l’une des parties et de dommage subi par l’autre ?
En effet, les paramètres initiaux de la relation commerciale ayant été sérieusement modifiés, l’on pourrait suggérer une autre appréciation du désaccord tarifaire.
D’une part, la modification substantielle par ITM du nombre de produits déréférencés à compter d’octobre 2019 et l’importante perte de chiffre d’affaires consécutive pour Coca sur le dernier trimestre de l’année (nonobstant un débat sur l’existence d’éventuelles remises de gamme et du caractère sensible de ce sujet pour des entreprises éventuellement en position dominante) puis, d’autre part, l’exigence par ITM des anciennes conditions de prix ou de conditions assez voisines, peuvent convoquer un autre type de mise en balance, ou pondération, des droits intérêts ou légitimes du demandeur (ITM) par rapport au droits légitimes du défendeur (Coca), qui a pu d’ailleurs songer, mais sans aller jusqu’à les formuler, à des demandes reconventionnelles.
Car dans cette affaire, il aurait pu paraître singulier d’exiger de son fournisseur un quasi maintien des prix, alors que ces derniers avaient peut-être été consentis à raison d’un niveau de référencement plus large, et donc de chiffre d’affaires prévisionnel bien supérieur.
De même, quid de la rupture partielle de la relation commerciale établie suite au déréférencement de produits représentant selon ITM ou Coca, entre 20% et 38% du chiffre d’affaires prévisionnel, moyennant un préavis donné en août 2019 pour le 1er octobre suivant malgré l’hypothétique situation selon laquelle, pour ITM « le déréférencement n’aboutissait pas nécessairement à une baisse des volumes compte tenu des reports qui pourraient s’opérer sur d’autres produits de la marque » ?
Quid encore si, au hasard d’un concours de qualification, les mêmes faits causaient d’un dommage imminent à l’une des parties et à l’autre un trouble manifestement illicite, voir un dommage imminent ?
Voilà de quoi nourrir la réflexion dans d’autres litiges voisins.
Certes, en pratique et sauf à être totalement éconduit à l’occasion d’un déréférencement intégral pour désaccord sur le prix, il est difficile, a fortiori pour un fournisseur lambda – qui n’est donc pas Coca – de faire machine arrière sur les prix convenu l’année d’avant.
Et si finalement ITM avait pris Coca de vitesse dans ce contentieux d’heure à heure, bien qu’il soit en effet peu probable de voir un fournisseur, y compris Coca, agir contre son distributeur en pareil contexte eu égard à sa volonté de voir in fine la relation perdurer.
A défaut d’avoir obtenu la réformation de la décision, le maintien de son appel par Coca, entre temps rabiboché avec son client, lui aura permis de mieux connaître la marge de manœuvre dont il dispose compte tenu du degré de substituabilité de son produit dans l’éventualité d’une autre négociation houleuse. L’enseignement peut aussi être profitable aux fournisseurs en situation similaire.
Mais au-delà des réflexions que cette affaire suscite au plan des fondements de la procédure de référé, il serait de notre point de vue exagéré d’en étendre sa portée sans tenir compte de ses facteurs sous-jacents.
Le litige aura néanmoins mérité que l’on s’y arrête, car il se veut emblématique des tensions entre fournisseurs et distributeurs à l’occasion des négociations annuelles, dans lesquelles le juge est devenu un acteur du jeu de la négociation commerciale.
Jean-Michel Vertut – Avocat.
Nota : Le commentaire de cet arrêt est intégré à la Lettre de la distribution du mois de Février 2021 et à la Revue Concurrences. Sur mes autres contributions dans ces publications, voir sous l’onglet Publication, les rubriques Lettre de la Distribution et Autres publications.
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