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Négociation commerciale, « 3Net » et « habillage ».

Paris, 24 avril 2024, n° 22/11109

S.A.S Laboratoires Prodene Klint c./ S.A. Orapi.

 

1. Faits

La société Laboratoires Prodene Klint (ci-après « LPK ») a pour activité la fabrication de savons, détergents et de produits d’entretien, notamment à destination des professionnels, sous marques propres et marques de distributeurs.

Elle a noué des relations commerciales avec la société Orapi (ci-après « Orapi »), elle-même fournisseur ayant pour activité la fabrication et la commercialisation de produits d’hygiène et d’entretien à usage professionnel, sous marques propres et marques distributeurs.

La relation commerciale entre ces sociétés s’est déployée durant de nombreuses années.

En un premier temps, elle a été formalisée en février 2010 par un contrat de référencement, aux termes duquel la deuxième référençait la première « pour la fourniture des produits et/ou matériels » contractuellement désignés.

Ce contrat fut résilié le 13 décembre 2012 à l’initiative de LPK.

La relation s’est alors poursuivie sous la forme de commandes successives.

De 2015 à 2017 (période couverte par les demandes de LPK de restitution d’un certain nombre d’avantages perçus par Orapi et que LPK estimait sans contrepartie), les parties ont conclu annuellement un certain nombre de conditions commerciales spécifiques formalisées par des « fiches d’accord fournisseur », prévoyant des remises sur factures intitulées, selon les années, « RFA », « prestations services » ou « accords ».

L’arrêt nous indique que les remises inconditionnelles étaient calculées et facturées trimestriellement par la société Orapi sur la base du volume d’achat réalisé sur une période de référence (voir remarque sur ce sujet dans nos observations).

En décembre 2019, Orapi a assigné LPK devant le Tribunal de Commerce de Paris pour obtenir le paiement de plusieurs factures.

A titre reconventionnel, LPK sollicitait alors le remboursement de remises indûment perçues par Orapi au titre des années 2015 à 2018, outre la condamnation d’Orapi au titre de la rupture brutale partielle des relations commerciales établies.

Dans un jugement du 11 mai 2022, le Tribunal de commerce de Paris estimait que les demandes de restitution au titre de l’année 2015 étaient prescrites, mais condamnait Orapi à rembourser à LPK les avantages financiers perçus au titre des années 2016 à 2018.

En appel, la Cour d’appel de Paris confirme le premier jugement.

Le deuxième chef de demande concernant la rupture brutale partielle de relation commerciale établie, infructueux tant en première instance qu’en appel, ne sera pas abordé ci-dessous.

 

2. Problème

L’arrêt aborde différentes questions fréquemment rencontrées en ce type de contentieux des restitutions que nous nous contenterons d’énoncer au début de nos observations, pour nous concentrer sur l’incidence d’un certain jargon employé au cours de la négociation commerciale.

Plus précisément, le terme « habillage » (ou ses dérivés tels qu’habiller, rhabiller, déshabiller) utilisé dans des messages échangés entre un fournisseur et un acheteur à l’occasion des négociations commerciales, signifie-t-il en lui-même que les avantages tarifaires en découlant, sont illicites et constitutifs d’un avantage sans contrepartie au sens des dispositions de l’article L. 442-6 I 1° du Code de commerce (à ce jour L. 442-1 I 1° dudit code) ?

 

3. Solution

La Cour d’appel retient que « si le fait d’utiliser le terme  « habillage » ne signifie pas, en lui-même, qu’il s’agissait de remises illicites constituant un avantage sans contrepartie au sens des dispositions de l’article L. 442-6, I, 1° du code de commerce, il ne peut se déduire des échanges produits que les remises litigieuses, qui aboutissaient invariablement, à compter du 1er juillet 2015, à 13 % du tarif, étaient négociées en référence à des prestations spécifiques identifiées distinctes de l’opération de vente. »

4. Observations

Evacuons d’emblée les sujets, que nous nous devons de signaler, sans les commenter.

Citons celui de l’application de l’article L. 442-6 I 1° aux relations de « référencement », celui du rappel de la mécanique probatoire applicable selon laquelle, en réponse aux demandes de la partie qui s’estime victime pour s’être acquittée d’un avantage sans contrepartie, la bénéficiaire de l’avantage se doit de « justifier la spécificité des services qu’elle a rendus au titre de ces remises ou ristournes (…) », de la qualification des avantages licites « en ce qu’ils donnent droit à un avantage particulier au fournisseur en stimulant la revente de ses produits, ces services devant par conséquent aller au-delà des simples obligations résultant des opérations d’achat-vente » (à rappr. Paris, 29 nov. 2023, n° 22/03166 : Lettre distrib. 01/2024 nos obs. et RLC 4600, février 2024, n° 135, p. 41 et s, obs. C. Mouly Guillemaud et JM. Vertut ; Paris, 6 sept. 2023, n° 21/19954 : Lettre distrib. 11/2023, nos obs.) et « de démontrer la réalité de ces services, cette dernière ne pouvant résulter du seul fait que les factures aient été payées sans réserve ».

Citons aussi l’exigence de précision en l’espèce par des éléments matériels tels que des annexes ou des échanges entre les parties, du contenu des contreparties au titre des avantages perçus au-delà des termes génériques les désignant (à rappr. sur l’exigence de précision en matière de transparence tarifaire : RLC 3226, juillet-Août 2017, n°63, p. 43 et s., nos obs.), mais encore du point de départ du délai de 5 ans pour la prescription de l’action en restitution des avantages indus engagée par la victime ou, enfin, de la nécessité pour la partie qui s’estime créancière de l’autre au titre d’une ristourne de fin d’année, de prouver l’existence de sa créance pour l’année considérée et non de se fonder sur des accords au titre de l’année précédente.

Pour en revenir à la question posée, disons-le tout de suite : évoquer un « habillage » n’est généralement pas  des plus heureux en droit et du meilleur effet aux yeux du Juge.

Il l’est encore moins dans le domaine du droit des pratiques restrictives qui l’aborde en tant que fléau, notamment lorsqu’il est question de contrôler la réalité et la proportionnalité des avantages consentis à l’occasion de la négociation commerciale pour parvenir au « 3 x net ».

Paradoxalement, le spectacle que « l’habillage » donne de la négociation commerciale met en scène un comportement si ancien qu’il pourrait presque apparaître comme tout neuf lorsque le juge s’y penche spécialement dans son arrêt.

Pour mémoire de la stigmatisation de pareille cosmétique, la même Cour d’appel a jugé dans le cadre d’un litige dans l’univers de la grande distribution, que « Les premiers juges ont justement retenu que l’ensemble des services analysés ci-dessus ne constituent qu’un habillage ne recouvrant aucune réalité économique, sinon la volonté de fausser les prix de transaction et le seuil de revente à perte » (Paris, 2 février 2012, n° 09/22350, et Com. 10 septembre 2013, pourvoi n°12-21804 ; à rappr., au plan correctionnel, Cass. Crim. 25 juin 2008 – 07-80.261 suite à un arrêt de la Cour d’appel de Rennes du 21 décembre 2006).

Nous observerons au passage que le litige ici rapporté s’est noué dans un univers autre que celui des relations entre fournisseur et grand distributeur, ce qui témoigne, si besoin était, de la mise en œuvre de la règlementation du contrôle des avantages abusifs bien au-delà de cet univers.

La solution apportée se déploie en deux branches.

Une première branche, d’ordre général : l’emploi du terme  « habillage » ne signifie pas que l’on est ipso facto en présence de remises illicites au sens de l’article L. 442-6, I, 1° du code de commerce (signalons qu’il est tantôt fait état dans l’arrêt de remises « sur facture », tantôt de remises inconditionnelles calculées et « facturées » trimestriellement par la société Orapi sur la base du volume d’achat réalisé sur une période de référence. Bien que, selon nous, de telles indications puissent provoquer un inconfort pour la bonne compréhension de l’observateur quant à la modalité du traitement de l’avantage par soit le fournisseur, soit l’acheteur, elles ne semblent pas bloquantes outre mesure lorsqu’il est question d’analyser l’espèce sur le fondement de l’article précité).

La deuxième branche pose la solution apportée au cas particulier et dont il ressort que « l’habillage » n’est en l’espèce pas licite.

Les échanges reproduits dans l’arrêt, en ce qu’ils se rapportaient à l’année 2015 (bien que couverte par la prescription), 2017 et 2018, apparaissent assez explicites pour considérer qu’il ne s’agissait pas que de formaliser les conditions de la négociation commerciale dans les règles de l’art, mais plutôt de leur inventer une forme. De les scénariser en quelque sorte.

A titre d’exemple, retenons un message de février 2015 et dont l’objet était « Tarif Orapi Hygiène » adressé par le fournisseur à son client « (…) Il est aisé de constater qu’Argos [Orapi] bénéficie de conditions très compétitives. Je te remercie de me confirmer l’habillage souhaité pour ces tarifs ainsi que leur date de mise en application. Pour ma part, une validité à partir de mai serait idéale. (…) ».

Relevons en outre un message, quelques trois mois plus tard « Re : Tarif Orapi Hygiène », « (…) j’ai besoin de valider nos accords Orapi Hygiène au plus vite qui annuleront et remplaceront nos accords PHS et Argos en vigueur : Du tarif joint je retiens la colonne F comme étant notre 3 x net. Il faut rhabiller de 13 %, ce qui correspondra à notre tarif applicable à compter du 1er juillet. 3 % restent à la centrale et 10 % sont reversé aux affiliés. Ci-joint l’accord 2015 OH 07 à 12 correspondant à ce tarif à rhabiller qui démarre au 2er juillet, merci de me le retourner signé. (…) ».

De même, un message d’Orapi du mois de juin 2018 à une entreprise tierce indiquait « Bonjour, le prix que vous nous confirmez est-il habillé de 13 %. Cordialement » et se voit accompagné du commentaire suivant « Comment veux-tu que je réponde sachant que nous n’avons pas d’accord 2018 pour le moment avec les 13 % de remise »).

Autant d’illustrations pouvant laisser entendre qu’il avait été un peu perdu de vue la ratio legis du cadre légal de la négociation commerciale.

Le prix « 3net » – en droit en tout cas – est le point d’aboutissement de la négociation commerciale d’obligations réciproques et non un prix de référence convenu de gré à gré, sur lequel sont ensuite projetées voire expédiées à rebours, de manière artificielle et contraire au cadre règlementaire de la négociation, autant de contreparties et d’avantages correspondant pour expliquer ledit prix.

Nous nous garderons de tirer de plus amples conclusions à propos des négociations rapportées dans l’espèce, dont seuls certains échanges sont relatés, bien qu’une proposition formulée en décembre 2017, par l’une des parties à l’attention de l’autre, à l’occasion des négociations pour 2018, semble à tout le moins souligner une certaine propension à certains « raccourcis » en matière de dégradation tarifaire voire de quelques libertés au plan de la formalisation (« (…) Pour 2018, je vous propose que nous déshabillions notre tarif des accords afin que nous retrouvions un 3 x net et éviter le flux administratif de facture »).

Le fait, comme cela ressort en d’autres points de l’arrêt, que la plupart des produits concernés soient des produits de MDD n’y est peut-être pas étranger compte tenu de la singularité de la négociation de ce type de biens.

Toujours est-il que la Cour d’appel, bien que non liée par la terminologie « vestimentaire » employée, estime qu’il ne peut se déduire des échanges produits que les remises litigieuses, qui aboutissaient invariablement, à compter du 1er juillet 2015, à 13 % du tarif (à rappr. Cass. Com. 11 septembre 2012, pourvoi 11-14620), étaient négociées « en référence » à des prestations spécifiques identifiées distinctes de l’opération de vente.

Son analyse s’appuie en outre sur le constat de l’imprécision des contreparties énoncées, sans démonstration de leur consistance (à rappr. Avis CEPC n° 04-04 concernant certaines clauses contenues dans des conditions d’achat ; TGI Evry, 26 juin 2007, 5e Ch. Correct., n° 0626550025, confirmé la Cour d’appel de Paris du 28 janvier 2009, n° 07/11329. Solution rendue sur le fondement de l’ancien article L. 441-7 du Code de commerce mais transposable ; Cour d’appel de Paris, Pôle 5, Chambre 5, 24 mars 2011, n° 10/02616 ; Cass. Com. 11 septembre 2012, préc. ; Cass. Com. 3 mars 2021, n° 19-13.353).

La Cour d’appel approuve alors les premiers juges d’avoir « de façon pertinente, constaté qu’aucune annexe, aucun échange entre les parties versé aux débats, ne vient préciser ce que les partenaires entendaient viser par les termes « information », « formation », « stratégie », « MEA », « trade », « animation » et qu’en particulier aucun élément ne permet de laisser penser qu’il y aurait eu une gamme de prestations offertes par Orapi parmi lesquelles LPK aurait été conduite à choisir ou négocier ».

Ainsi donc, malgré la mansuétude apparente de la solution de principe selon laquelle le terme « habillage » ne signifie pas, en lui-même, que l’on est en présence d’une remise illicite, cette pratique n’en reste pas moins un indice des plus sérieux.

D’ailleurs, à quoi bon évoquer un tel « habillage » (ou rhabillage) si la situation à habiller n’a pas à l’être ?

Conseil pratique à l’attention des négociateurs : sur la forme, attention aux abus de langage. Préférer devoir « formaliser » une négociation menée de manière régulière, qu’« habiller » après coup une négociation menée de manière irrégulière.

Car sur le fond, gare aux « habillages » interdits, tant il est à craindre que forme et fond se rejoignent au carrefour de l’illicite.

Alors, privilégier le fond mais sans négliger la forme.

Jean-Michel Vertut – Avocat.

Nota : le commentaire de cet arrêt est intégré, pour l’essentiel, à la Lettre de la distribution du mois de juin 2024. Il le sera aussi à la Revue Concurrences. Sur mes autres contributions dans ces publications, voir sous l’onglet Publication, la rubrique Lettre de la Distribution.