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Avantage sans contrepartie : vers un nouveau tour de piste quant au domaine d’application ?

CA Paris, 3 juillet 2024, n° 22/14428

EARL Couvoir de Haute Chalosse c./  SAS Gourmaud Sélection

 

1. Faits.

L’EARL Couvoir de Haute Chalosse (ci-après « CHC »), ayant pour activité l’accouvage de canetons à destination de la filière foie gras et la SAS Gourmaud Sélection (ci-après « Gourmaud » ou « le sélectionneur ») ont entretenu des relations commerciales à compter de l’année 2000, la seconde fournissant à la première des canards reproducteurs.

Les relations ont cessé à l’initiative de Gourmaud qui, tout en invoquant des manquements contractuels de son partenaire dont la baisse des commandes auprès d’elle, a rompu le contrat de distribution la liant à CHC avec un préavis de 6 mois, comme stipulé au contrat.

Imputant à Gourmaud un abus de position dominante et de dépendance économique ainsi qu’une rupture brutale de leurs relations commerciales établies (les manquements invoqués n’étant pas suffisamment graves selon CHC), sur le fondement des articles 1240 du code civil, L. 420-2, L. 481-1 et L 442-6 I 5° ancien du code de commerce et 102 du TFUE, CHC a saisi le Tribunal de commerce de Rennes.

Elle sollicitait, à titre principal, la poursuite des relations commerciales et, subsidiairement, l’indemnisation de ses préjudices. Déboutée de l’intégralité de ses demandes, CHC a interjeté appel.

La Cour d’appel de Paris rend un arrêt en tout point confirmatif.

 

2. Problèmes et solutions.

L’arrêt aborde des problématiques de nature procédurale (intervention du commissaire à l’exécution du plan dans la procédure de sauvegarde de CHC, périmètre de l’appel avec abandon des demandes au titre de la rupture fautive) et, au fond, celles de la rupture brutale (art. L. 442-6 I 5°), de l’abus de position dominante (seul étant évoqué en appel l’article L. 420-2) et de l’avantage sans contrepartie (art. L. 442-1, I 1°).

Sans renoncer à formuler quelques remarques sur ces différents sujets de fond, c’est sur le dernier d’entre eux que portera notre réflexion à propos de la solution donnée par l’arrêt aux termes duquel « ce texte (…) n’a effectivement pas pour objet de permettre un contrôle judiciaire de la fixation des prix et de la stricte adéquation entre un prix de cession et la valeur du bien qui est en l’objet ».

 

3. Observations.

– Sur la rupture brutale.

L’appelant se voyait reproché un dénigrement à raison d’une diffusion d’un tract auprès des acteurs de la filière et un manquement contractuel consistant en des pratiques dites de « mues » prolongeant le cycle d’exploitation des canards aux fins de reproduction, de nature à avoir des conséquences sur la réputation de la qualité génétique de ces mêmes animaux initialement livrés par le sélectionneur, outre des gains manqués pour ce dernier à raison d’une diminution du volumes des commandes et de la pratique de prix de vente des canards non adapté à un cycle de production prolongé.

Seule la pratique de « mue » sera considérée comme caractérisant une faute grave justifiant la rupture sans préavis, même si la Cour devait constater l’octroi du préavis contractuel de 6 mois, nonobstant cette pratique contractuellement interdite.

A la faveur d’une solution très pédagogique à raison des multiples rappels formulés sur les conditions d’application de l’article L. 442-6 I 5°, la Cour rappelle que « la faute doit être incompatible avec la poursuite, même temporaire, du partenariat : son appréciation doit être objective, au regard de l’ampleur de l’inexécution et de la nature l’obligation sur laquelle elle porte, mais également subjective, en considération de son impact effectif sur la relation commerciale concrètement appréciée et sur la possibilité de sa poursuite malgré sa commission ainsi que du comportement de chaque partie », bien que « l’octroi d’un préavis ne prive pas per se l’auteur de la rupture de la faculté d’invoquer postérieurement une faute grave la fondant (en ce sens, Com., 14 octobre 2020, n° 18-22.119, revenant sur Com., 10 février 2015, n° 13-26.414) ».

– Sur l’abus de position dominante et sur l’abus de dépendance économique.

Le premier se traduisait selon l’appelante, par une rupture des relations commerciales établies et un refus de vente consécutif à la notification de la rupture.

Il ne sera pas reconnu dans l’arrêt, dont on renvoie aux motifs, à commencer par celui de la justification de la rupture à raison de la faute grave relevée ou de la continuité des livraisons durant le préavis.

L’abus de dépendance économique ne le sera pas davantage moyennant un raisonnement similaire.

Pour ces deux formes d’abus, les rappels généraux de la jurisprudence sont appréciables et invitent à garder à l’esprit le standard élevé des exigences techniques, au plan probatoire notamment, lors des contentieux indemnitaires pour pratiques anticoncurrentielles, en l’espèce de « stand-alone ».

– Sur l’avantage sans contrepartie.

L’arrêt se penche sur l’application éventuelle de l’article L. 442-I 1° du Code de commerce à ce qui, pour la Cour d’appel, constituait « une cession globale intégrant, outre la reprise du personnel, les parts sociales évaluées à l’euro symbolique mais également le couvoir au prix de 400.000 euros dont le caractère « vil », en réalité dérisoire ou manifestement disproportionné, n’est pas établi », l’appelant ayant stigmatisé la proposition de rachat à 1 euro de son couvoir telle que formulée non par Gourmaud, mais par une société de son groupe d’appartenance.

Nous formulerons trois brèves remarques.

D’abord et cela semble être une première, la solution est ratione temporis, rendue sur le fondement du nouvel article L. 442-I I 1° issu de l’ordonnance du 24 avril 2029, les négociations étant intervenues en juin 2019.

Ensuite, ratione personae, l’article précité n’avait pas lieu de s’appliquer à la SAS Gourmaud Sélection, étrangère aux négociations menées par d’autres sociétés du groupe auquel elle appartenait (« il est constant que la SAS Gourmaud Sélection, dont la personnalité juridique est distincte de celles des sociétés qui constituent le groupe auquel elle appartient, est étrangère aux négociations menées en juin 2019, ce que reconnaît la SAS CHC dans ses écritures (page 6 : « Ces pourparlers engagés avec la société ORVIA COUVOIR DE LA MESANGERE ont échoué ») ».

Exit la prise en compte de la notion de groupe ou d’entreprise (à comp. au plan des pratiques anticoncurrentielles).

Enfin, ratione materiae, la Cour juge que la règle n’a « pas pour objet de permettre un contrôle judiciaire de la fixation des prix et de la stricte adéquation entre un prix de cession et la valeur du bien qui est en l’objet ».

Cette solution rappelle, alors que ne s’étaient écoulés que quelques mois après que la Cour de cassation ait clairement statué dans le sens d’une interprétation large du domaine matériel de ladite règle (Com., 11 janv. 2023, n° 21-11163, Lettre distrib. 02/2023 et RLC 4399, n° 125, Mars 2023, p. 31 et s., nos obs ; Paris, 6 sept. 2023, n° 21/19954, Lettre distrib. 11/2023), celle d’un précédent arrêt de la même Cour d’appel à propos de l’ancien article L. 442-6 I 1° (Paris, 11 mai 2023, n° 20/04967, Lettre distrib. 10/2023).

L’arrêt ici commenté rappelle que « l’application de ce texte exige seulement que soit constatée l’obtention d’un avantage quelconque (ou sa tentative) ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu, quelle que soit la nature de cet avantage qui peut être tarifaire (en ce sens, Com., 11 janvier 2023, n° 21-11.163). L’appréciation de l’absence de contrepartie ou de sa disproportion manifeste suppose une analyse essentiellement objective et quantitative et s’opère généralement terme à terme [rappr. Paris, 10 mai 2023, n° 21/04967, Lettre distrib., 06/2023] sans égard pour l’existence d’une soumission ».

Mais la Cour pose la limite : pas de contrôle du prix en tant que tel.

Pour autant, le dispositif ne conduit il pas indirectement, par la volonté de la loi, à un contrôle induit par la simple application de la règle ?

D’aucuns salueront cette solution.

D’autres se pourlècheront à l’idée de voir rejaillir le débat en considérant que tout dépend du sens que l’on veut donner à la notion d’« avantage » (qui plus est « quelconque » aux termes de l’ancien article L. 442-6 I 2°), pour la détermination du périmètre du dispositif.

Après tout, le fait pour une partie de se trouver désavantagée dans le cadre d’une transaction ne revient-il pas, pour l’autre à se voir en contrepoint avantagée (comp. Paris, 25 oct. 2023, n° 21/11927, Lettre distrib. 12/2023 ou RLC 4575, n° 134, Janvier 2024, p. 18 et s., nos obs).

On se souvient que dans sa version antérieure, ce texte spécial permettait un contrôle de la réalité ou de la valorisation d’un service, tel un service de coopération commerciale (rappr. Avis CEPC 23-07, Lettre distrib. 10/2023, à propos d’un service d’abonnement pour la fourniture de solutions informatiques et rappelant que la définition de la pratique prohibée n’a pas été modifiée, de sorte que la conclusion est exactement la même que sous l’empire du nouvel article L. 442-1, I, 1°).

Les débats sur le domaine matériel du contrôle de l’abus sur le fondement de la prohibition de l’avantage sans contrepartie ne sont peut-être pas encore clos. Alors, vers un nouveau tour de piste ?

Il appartient aux plaideurs d’en décider.

Jean-Michel Vertut – Avocat.

 

Nota : le commentaire de cet arrêt est intégré, pour l’essentiel, à la Lettre de la distribution du mois d’octobre 2024. Il le sera aussi à la Revue Concurrences. Sur mes autres contributions dans ces publications, voir sous l’onglet Publication, la rubrique Lettre de la Distribution.