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Violation indirecte d’une clause d’exclusivité et activité équivalente.

CA Bordeaux, 24 janvier 2024, n° 22/00268

S.A.S Océano Loisirs c./ S.A.S. Baz Industries

 

1. Faits.

La société Océano Loisirs (« Océano ») exploitait un parc de loisir et sportif dans le département de la Vendée.

En octobre 2013, elle conclut avec la société Baz Industries (« BAZ »), un « contrat de prestations de services » pour lui confier la conception et la gestion des travaux d’installation d’une activité nommée « Water Jump », qui permet des sauts dans l’eau à partir de tremplins.

Ce contrat comportait une clause d’exclusivité au bénéfice d’Océano qui interdisait à BAZ de mettre en place un projet équivalent durant cinq années dans le département de la Vendée et dans cinq départements limitrophes.

Océano découvrait ensuite sur Internet que BAZ avait vendu le même concept à un tiers, la société Lauchris (« Lauchris ») située dans le périmètre d’exclusivité.

Sur constat d’huissier, il est ressorti que Lauchris avait développé l’activité de « Water Jump » sur une commune des départements sous exclusivité, en ayant contracté avec une société Baz Innovation, dirigée par les mêmes personnes que BAZ Industries, sous l’intitulé « contrat de licence de marque ».

Océano assignait BAZ en violation de la clause d’exclusivité.

Sur appel, la Cour d’appel de Bordeaux confirme le jugement ayant condamné BAZ.

 

2. Problèmes.

1er problème : la clause d’exclusivité était-elle valable ?

2e problème : dans l’affirmative, l’activité accomplie par le débiteur de l’exclusivité au profit du tiers a-t-elle constitué une violation de la clause ?

3e problème : dans l’affirmative, la violation de la clause a-t-elle causé un préjudice indemnisable et si oui de quel montant ?

 

3. Solutions.

1er problème : sur la validité de la clause d’exclusivité.

« La clause de ce contrat porte exclusivité de l’attraction au profit du client, pendant la durée limitée de 5 ans et dans une zone géographique limitée à 6 départements limitrophes. La clause litigieuse ne contrevient à aucune disposition légale ou réglementaire, et n’est notamment pas contraire à la liberté du commerce et de l’industrie, ni n’empêche le jeu de la concurrence et du marché, en ce qu’elle est raisonnablement limitée dans le temps, dans son objet et dans son emprise géographique, est qu’elle est nécessaire à [Océano] pour protéger ses intérêts légitimes, la cliente entendant protéger sa clientèle et amortir son investissement en lui garantissant un monopole temporaire et local. Elle comporte aussi des cas d’exonération pour le débiteur de l’obligation, ainsi qu’une contrepartie d’exclusivité à la charge du client. La clause d’exclusivité du contrat est donc parfaitement valide (…). ».

2e problème : sur la violation de la clause.

« L’attraction litigieuse « est sans conteste équivalente au sens de la clause d’exclusivité à celle vendue par [BAZ] à [Océano]. Le fait que quelques détails dans les conditions d’exploitation puissent différer d’un site à l’autre ne remet pas en cause le caractère équivalent des deux installations, le mot équivalent signifiant qui a la même valeur ou qui est comparable, et non quelque chose d’identique. Peu importe également l’intitulé différent des deux contrats ou le choix de leur terminologie, tous deux ayant en réalité pour objet d’installer l’attraction « Water Jump » dans le parc du client et d’en permettre l’exploitation par celui-ci. ».

3e problème : sur le préjudice indemnisable.

« La violation de la clause d’exclusivité par [BAZ], génératrice d’un trouble commercial, cause de manière certaine un préjudice à [Océano] Loisirs, qui s’est vue concurrencée par un parc similaire situé dans un département limitrophe, situation entraînant la perte d’une partie de la clientèle qu’elle pouvait espérer, alors qu’elle était garantie par une clause d’exclusivité. (…) [Océano] peut utilement exposer qu’elle a versé la somme de 35 000 euros, outre une rémunération variable, à [BAZ], et que l’exclusivité devait lui permettre de rentabiliser les investissements matériels et financiers pour l’installation et le développement de l’attraction. Ces éléments de préjudice permettent à la cour d’arrêter l’indemnisation de [Océano] à la somme de 30 000 euros comme demandé par celle-ci. ».

 

4. Observations.

  • Sur le 1er problème.

La clause dont la validité était discutée était ainsi stipulée :

« le fournisseur s’interdit de procéder à la mise en place d’un projet équivalent à celui objet du présent contrat, durant 5 années à compter de la signature du présent contrat directement ou indirectement, sur les départements suivants : 85, 17, 79, 44, 49, 86, sous peine de dommages et intérêts au profit du client, sans préjudice du droit pour ceux-ci, de faire cesser cette contravention (…) ».

Au-delà d’une définition prêtant à discussion s’agissant de l’objet du comportement prohibé, à savoir la « mise en place d’un projet équivalent » (voir 2e problème), il est intéressant de s’arrêter sur les réponses données par la Cour à deux des moyens de défense qui lui ont été présentés.

D’abord, le défendeur, invoquant le caractère illicite de la clause, n’en demandait ni la nullité ni le réputé non écrit, ses prétentions tendant uniquement au débouté de la demande.

D’où la Cour de préciser que de tels développements sur une illicéité ne constituaient pas une exception de nullité et qu’il n’y avait dès lors pas lieu de statuer davantage sur l’éventuelle prescription de l’exception de nullité évoquée dans ses écritures.

Bien qu’en fin de compte la Cour juge la clause valable, ce point souligne l’importance du contenu rédactionnel du dispositif proposé à la juridiction.

Ensuite et selon l’arrêt, le défendeur, lors de sa critique de la clause d’exclusivité, confondait clause d’exclusivité et clause de non concurrence.

La Cour revient alors sur le contour des deux notions.

Rappelant qu’une clause illicite est celle qui contrevient à des dispositions légales ou règlementaire, elle constate que l’appelant ne précise pas le texte auquel la clause contreviendrait, mais se contente d’explications sur les conditions que devraient remplir une clause de non-concurrence et d’un rappel du principe général de la liberté du commerce et de l’industrie.

Selon l’arrêt, la clause d’exclusivité permet à son créancier d’obtenir une exclusivité en termes de marchandises ou de services, alors que la clause de non-concurrence interdit son débiteur de concurrencer le bénéficiaire.

En l’espèce, la Cour constate que la clause ne traitait pas d’une concurrence entre les parties au litige, qui n’exerçaient pas la même activité, mais interdisait à l’une d’entre elle, sous certaines conditions, de mettre en place un projet équivalent à celui sur lequel elle s’était engagée envers l’autre et qui garantissait à cette dernière une exclusivité limitée.

Il n’empêche que pour déclarer la clause valide, la Cour relève qu’elle ne contrevenait à aucun texte et retient des paramètres d’appréciation (« la clause litigieuse ne contrevient… temporaire et local ») qui rappellent ceux observés en jurisprudence lorsqu’il est notamment question d’apprécier la licéité des clauses de non-concurrence (Com., 17 mai 2023, n° 22-10.369 ou Paris, 10 mai 2023, n° 21/01738, obs. M.-P. Bonnet Desplan, Lettre distrib. 06/2023 ; à rappr. en droit des ententes : CJUE, 26 oct. 2023, aff. C-331/21, obs. L. Bettoni, Lettre distrib. 12/2023 ; en matière de contentieux des clauses de non-concurrence post-contractuelles et/ou de non-réaffiliation : Com., 17 janv. 2024, n° 22-20.163 et 22-20.164, obs. A. Bories, Lettre distrib. 02/2024 ; Paris, 17 janv. 2024, Lettre distrib. 02/2024, obs. A. Weil ; Paris, 15 mars 2023, n° 21/14111, obs. S. Destours, Lettre distrib. 04/2023 ; Paris, 8 fév. 2023, n° 21/07804 et 20/14328, obs. M.-P. Bonnet Desplan, Lettre distrib. 03/2023), évoquant en outre l’existence (on ne sait s’il faut comprendre « nécessité ») d’une contrepartie d’exclusivité à la charge du client.

Pour rappel, la clause prévoyait que le client s’obligeait en contrepartie de l’exclusivité à solliciter le fournisseur pour tout projet du même type durant la période et sur le ressort de l’exclusivité.

L’équivalence dans l’analyse de ces deux types de clauses restrictives d’activité, par emprunt en l’espèce de critères relatifs à la validité d’un type de clause qui n’est pas en cause selon la Cour, invite les rédacteurs à s’interroger sur l’économie et l’équilibre leurs clauses d’exclusivités, afin d’éviter de les voir exposées aux mêmes critiques que celles parfois encourues par les clauses de non concurrence.

  • Sur le 2e problème.

La clause prohibait « la mise en place d’un projet équivalent à celui objet du présent contrat ».

Cela supposait d’abord de déterminer le projet objet du contrat, pour ensuite le comparer à celui constaté par ailleurs, afin de dire s’il s’agissait de projets équivalents au sens de la clause.

A partir du contenu de l’exposé préalable du contrat, la Cour identifie l’activité du débiteur de l’exclusivité, à savoir la création de modules permettant l’activité de saut dans l’eau à l’aide de tremplins et de toboggans, avec ou sans matériel.

Elle en retient qu’il ne s’agissait donc pas d’une « attraction uniforme toujours strictement identique, mais d’un ensemble divers d’installations et de matériels permettant aux clients de sauter dans l’eau à partir de tremplins ou toboggans et à l’aide d’accessoires, sous la dénomination en langue anglaise de « Water Jump »».

La Cour considère, en dépit de quelques différences de détail dans les conditions d’exploitation ou de terminologique employée dans l’intitulé des deux accords pour désigner l’activité, que « cette attraction est sans conteste équivalente au sens de la clause d’exclusivité à celle vendue par [BAZ] à [Océano]. ».

Dans la réalité, les activités en causes avaient le même objet.

L’éclairage apporté dans l’énoncé préalable de l’activité du débiteur de l’exclusivité, la nature des projets en cause auxquels les premiers juges avaient préféré le terme de « concept », combinés à la matérialité du projet mis en œuvre en un lieu situé sur le territoire visé par l’exclusivité, conduit à la conclusion, peu surprenante, de la violation de la clause d’exclusivité.

Cet arrêt souligne la nécessité de rédiger avec précaution la clause au plan de l’activité concernée, la restriction apportée à l’exercice d’une activité « équivalente », se voulant plus rigoureuse pour le débiteur de l’exclusivité qu’une activité « identique ».

La volonté des parties exprimée au contrat quant au caractère de l’activité interdite, explique cette solution.

Signalons au passage que fut écarté le moyen en défense du débiteur de l’exclusivité (BAZ) consistant à prétendre que ce n’était pas lui qui avait contracté avec le tiers mais une autre société (Baz Innovation).

Considérant que le débiteur de l’exclusivité avait participé à l’opération menée avec le tiers contractant dans le périmètre couvert par l’exclusivité, la Cour a vu dans les données de l’espèce (proximité des noms des sociétés, identité des dirigeants, même groupe d’appartenance et présentation dans la documentation de ce que Baz Innovation intervenait en recherche et développement et Baz Industries pour la réalisation et la commercialisation, conscience des dirigeants de la violation de la clause d’exclusivité qu’ils entendaient « camoufler » en recommandant au tiers de communiquer avec eux sur une adresse personnelle, alors que les premiers échanges avaient eu lieu sur l’adresse de Baz Industries, annonce de l’ouverture du parc concurrent sur le site internet de Baz Industries), une violation indirecte de la clause querellée, d’autant que la clause avait pris le soin de prohiber « directement ou indirectement » la mise en place d’un projet équivalent dans les départements visés (rappr. Com., 17 mai 2023, n° 22-10.369, obs. M.-P. Bonnet Desplan, Lettre distrib. 06/2023).

  • Sur le 3e problème.

L’indemnisation s’opère moyennant la condamnation au paiement d’une indemnité de 30.000 euros, montant au demeurant demandé par le créancier de l’obligation violée qui faisait valoir qu’il s’était acquitté auprès de son partenaire de 35.000 euros au titre du contrat (outre une rémunération variable).

Trouble commercial à raison de la violation de la clause, perte de clientèle espérée, défaut de retour sur investissement escompté de l’attraction, sont autant données prises en compte par la Cour pour la détermination du montant de l’indemnisation, sans pour autant qu’un chiffrage poste par poste ne soit entrepris, mais il ne ressort pas de l’arrêt que l’appelant ait entendu en débattre.

En opportunité, reste à se demander, au vu d’une motivation aussi succincte, si la condamnation intervenue sur ce montant n’est pas aussi, indirectement, la sanction d’un manque de bonne foi dans l’exécution du contrat voir de la moralité douteuse de l’une des parties, par ce qui de fait pourrait suggérer une restitution des sommes initialement versées à raison de seule la violation de la clause, alors pourtant que les autres obligations du débiteur au titre du contrat ont pu être correctement exécutées, puisqu’il n’est pas dit qu’elles ne l’ont pas été.

Jean-Michel Vertut – Avocat.

 

Nota : le commentaire de cet arrêt est intégré à la Lettre de la distribution du mois de mars 2024. Il le sera aussi à la Revue Concurrences. Sur mes autres contributions dans ces publications, voir sous l’onglet Publication, la rubrique Lettre de la Distribution.