Au plan des pratiques restrictives de concurrence, les avantages sans contrepartie ou dont le montant est exagéré eu égard à la contrepartie fournie, de même que les avantages à caractère rétroactifs, peuvent être illicites entre opérateurs dont l’un n’est pas présent sur le territoire national.
Un récent arrêt de la Cour d’appel de Paris du 30 mars 2021 nous en procure une illustration.
A noter dans cette affaire, l’intéressante confrontation de règles contractuellement arrêtées pour la contestation des factures sous 15 jours à compter de leur réception avec celles de la prescription quinquennale en matière commerciale.
Signalons aussi au passage la singularité du litige mixant droit des pratiques restrictives de concurrence et problématiques de droit civil dans le cadre d’une action oblique : les créanciers (étrangers) d’un fournisseur (étranger) d’un distributeur (français), faisaient valoir la créance de leur propre débiteur en liquidation judiciaire aux Etats-Unis, à raison de prestations de services contestables du distributeur au plan de la règlementation française.
Faits et procédure :
Une société américaine était fournisseur du distributeur français Conforama et ce faisant son créancier.
Ce fournisseur était par ailleurs débiteur d’une autre société américaine ainsi que d’une société italienne.
Dans le cadre d’une action oblique, ces deux derniers créanciers ont fait valoir à l’encontre de Conforama la créance de leur débiteur, en liquidation judiciaire aux Etats-Unis.
Conforama a alors opposé à ses deux poursuivants une compensation au titre de la créance qu’elle disait détenir à l’encontre de son ancien fournisseur.
Cette créance avait donné lieu à l’émission de trois factures dont deux en 2005 et une en 2006, au titre de la réalisation de services de coopérations commerciales par Conforama (notamment des services de « présence des produits en magasins » dans 90% des points de vente ou des services de « réalisation d’études et d’analyse de marché ») au bénéfice de son ancien fournisseur.
L’arrêt commenté ne le précise pas expressément, mais on devine de certains passages de l’exposé des faits, un débat devant les premiers juges sur le caractère fondé ou non des facturations de Conforama relatives à sa coopération commerciale.
Le Tribunal de commerce de Paris avait en effet jugé que les créances de Conforama au titre de la coopération commerciale étaient en partie fondées, tout en considérant que certaines facturations ne l’étaient pas.
En appel, il était soutenu que les contrats de coopérations commerciales de 2005 et 2006 et les factures subséquentes, n’étaient pas conformes aux dispositions des articles L. 441-3, L. 441-6 et L. 442-6 du Code de commerce, que Conforama n’apportait aucune justification permettant de vérifier la réalité, la nature et la valeur des prestations mentionnées sur les trois factures précitées et que ces dernières, dépourvues de contrepartie, ne pouvaient être opposées au fournisseur ou aux poursuivants afin de compensation entre créances et dettes réciproques.
La Cour d’appel déboute Conforma de ses demandes de compensation.
Nous nous arrêtons sur quelques points de droits qui ont donné lieu à débat devant les juges d’appel.
Problèmes :
C’était en premier celui droit applicable à la relation entre Conforama et son fournisseur américain (1).
Ensuite et dans le cas d’une application de notre droit, se posait la question de la charge de la preuve de la réalisation des obligations spécifiques et de la réalité des services fournis (2).
Outre la question de la portée de l’absence de contestation des factures par le fournisseur et donc de la réalité des prestations facturées (3), signalons l’intéressante problématique de la combinaison de règles contractuellement arrêtées pour la contestation des factures sous 15 jours à compter de leur réception avec celles de la prescription quinquennale en matière commerciale (4).
Nous en terminerons sur quelques remarques tenant au formalisme défaillant de Conforama au plan de la transparence, ou relatives à l’appréciation du prix payé par le fournisseur pour les prestations litigieuses, à l’aune de leur coût pour le distributeur qui les rend (5).
Signalons que les solutions sont données sur le fondement des dispositions légales antérieures aux modifications opérées par l’Ordonnance du 24 avril 2019.
Solutions :
1. Sur l’application du droit français.
« La juridiction française étant saisie d’une contestation portant sur des factures relatives à des contrats signés entre une société française et une société américaine, il appartient au juge français de rechercher la loi applicable au litige en se fondant sur ses propres règles de conflit régissant les obligations contractuelles, en l’espèce la convention de Rome du 19 juin 1980, compte tenu des dates auxquelles les contrats litigieux ont été signés, nonobstant la nationalité américaine de son co-contractant, ladite convention ayant un caractère universel
(…) C’est sur la base de cette règle de conflit et sans faire référence à leur caractère de loi de police, que les premiers juges ont retenu l’application de l’article L.441-3 du code de commerce, en vigueur à l’époque des faits (…) et ont fait application de l’article L. 441-7 du même code régissant le contrat coopération commerciale. ». (points 146 et 152).
2. Sur la charge de la preuve de la réalisation des obligations spécifiques et de la réalité des services fournis.
« Il résulte de ces dispositions impératives qu’en matière de contrats de coopération commerciale la charge de la preuve de la réalisation des obligations spécifiques et de la réalité des services fournis pèse sur le distributeur et que la seule production de factures ne suffit pas pour justifier de leur réalisation (…)
C’est dès lors à juste titre et à la lumière des dispositions légales applicables à l’époque des faits que les premiers juges ont, par des motifs précis et pertinents que la cour adopte, analysé les contrats de coopération commerciale signés entre la société Conforama France et la société Mab Ltd, comme des conventions soumises à ces dispositions impératives et considéré que les factures produites, ainsi que les justificatifs fournis ne respectaient pas lesdites dispositions et que la société Conforama ne rapportait pas la preuve des prestations concernées (…)
et que Conforama n’a pas fourni les éléments justifiant la réalisation des services qu’elle a facturés à Mab Ltd, alors qu’elle y est obligée par les articles 1315 du code civil et L.442-6, III du code de commerce.». (points 155, 156 et 157)
3. Sur l’absence de contestation des factures par le fournisseur et donc de la réalité des prestations facturées.
« L’absence de contestation des factures relève, tout comme la forclusion invoquée pour former une contestation, de la discussion au fond sur l’action oblique engagée par la société ICV, et n’est pas une condition de recevabilité de ladite action. » (point 133)
et « (…) C’est en vain que la société Conforama soutient que la société Mab Ltd aurait accepté lesdites factures, notamment en validant deux avoirs sur la facture n°73943 du 24 mars 2006 relative à la coopération commerciale des 3ème et 4ème trimestre 2005, et en validant un paiement de 300.000 € le 30 juin 2006, ou serait forclose à les contester pour n’avoir pas respecté le délai de 15 jours fixé contractuellement, alors que les dispositions applicables relèvent d’une réglementation impérative qui ne peuvent être écartées, même d’un commun accord.» (point 157)
4. Sur la combinaison d’un délai de forclusion pour la contestation des factures sous 15 jours à compter de leur réception avec les règles de la prescription quinquennale en matière commerciale.
« La forclusion de quinze jours résultant de l’article 4.2 sus rappelé, ne constitue pas un délai de prescription. Elle concerne le délai pour contester chacune des factures à compter de leur réception. Elle est distincte de la prescription des obligations en matière commerciale, prévue à l’article L.110-4 du code de commerce, ou de celle prévue à l’article 2254 du code civil, dont le délai est de cinq ans depuis la loi du 17 juin 2008, retenue ci-dessus à l’encontre de la société HPRE pour déclarer son action oblique prescrite » (point 119)
et « Dès lors, la discussion sur l’aménagement conventionnel de la prescription, qu’il soit ou non admis compte tenu de la date des faits, est sans intérêt pour le présent litige, et inopérant » (point 121).
En outre « L’absence de contestation des factures relève, tout comme la forclusion invoquée pour former une contestation, de la discussion au fond sur l’action oblique engagée par la société ICV, et n’est pas une condition de recevabilité de ladite action. » (point 133)
5. Sur le formalisme défaillant au plan de la transparence et l’appréciation de la disproportion manifeste de l’avantage obtenu au titre de prestations.
– Sur le formalisme non transparent :
« Pour retenir l’inopposabilité des factures litigieuses, les premiers juges ont fait application de l’article L.442-6, II du code de commerce, dans sa rédaction applicable au litige, qui dispose que ʺ sont nuls les clauses ou contrats prévoyant pour un producteur, un commerçant, un industriel ou une personne immatriculée au répertoire des métiers, la possibilité : a) De bénéficier rétroactivement de remises, de ristournes ou d’accords de coopération commerciale ʺ ; (…)
et qu’en outre, en l’espèce, compte tenu de la date très tardive de l’émission desdites factures, clairement rétroactives, et de leur imprécision sur les prestations concernées, ces factures ne pouvaient ni avoir date certaine, ni être régularisées a posteriori, ces irrégularités ayant été en outre confirmées par la lettre de la DRCCRF du 14 mars 2008 qui a retenu que ʺ les factures de coopération commerciale des années 2005 et 2006 ne respectent pas les règles de transparence imposées par l’article L.441-3 du code de commerce et que les contrats de coopération commerciale 2006 ne sont pas conformes aux dispositions de l’article L.441-7 du code de commerce (absence de précision du contenu des services proposés dans le contrat cadre avant le 15 février, contrat d’application rédigé a posteriori pour le service de présence sur internet) ʺ, (…) ». (point 157)
– Sur le caractère manifestement disproportionné de l’avantage obtenu au titre de prestations :
« Les premiers juges ont également relevé que les prestations facturées faisaient ressortir un taux moyen de coopération commerciale de 14 % dépassant même 20 % pour certains produits, taux particulièrement élevé dont les premiers juges ont retenu à juste titre le caractère manifestement disproportionné, au regard notamment du peu de références considérées et du coût relatif de ces prestations pour Conforama. » (point 158).
Analyse :
1. Sur le droit applicable.
Aucune loi n’était spécialement désignée dans l’accord entre les parties, au-delà de la référence conventionnelle dans le « contrat fournisseur » de Conforama aux « principes généraux du droit tels qu’appliqués aux relations commerciales internationales ainsi que par les usages en matière de commerce international » ou dans ses CGA qui contenaient des stipulations similaires, et notamment par les Principes Unidroit.
Cette référence se veut tout de même assez universelle et peut s’avérer aléatoire dans son aboutissement !
La Cour oppose à Conforama, qui ne souhaitait pas voir le droit français appliqué, une autre universalité, celle visée dans l’article 2 au titre évocateur (« Caractère universel ») de la Convention de Rome de 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles, alors applicable, disposant que « La loi désignée par la présente convention s’applique même si cette loi est celle d’un État non contractant ».
Cette approche universaliste était-elle d’ailleurs utile, alors que les parties n’avaient même pas désigné un droit national donné, à raison notamment de la nature particulière et supérieure des textes à appliquer (rappr.Com., 8 juil. 2020, 17-31.536 : Lettre distrib. 09/2019, obs. F. Leclerc ; Paris, 9 janv. 2019, n° 18/09522 ou T.com. Paris, 2 sept. 2019, n°2017050625 : Lettre distrib. 09/2019, obs. S. Chaudouet ; CEPC Avis n° 19-7), dont la Cour donne ici la mesure lorsqu’elle rappelle que « le non-respect des règles de transparence imposées par les articles L. 441-3 et suivants du code de commerce dans leur version applicable aux faits du litige constitue non seulement un délit pénal » (point 154) ?
Au vu de cette Convention (art. 3 §1, 4 §1 et 2), la Cour rappelle que « la convention de Rome accorde une importance cruciale à l’autonomie de la volonté, en laissant en vertu de la règle de base énoncée à l’article 3§1, la liberté de choix aux parties ».
Toutefois et comme souligné par la Cour, en l’absence de choix des parties, le droit applicable est déterminé sur le fondement de l’article 4 de ladite convention qui prévoit comme critère fondamental l’application de la loi du pays avec lequel le contrat présente les liens les plus étroits (point 149).
En application de cette règle et selon la Cour, les premiers juges avaient à juste titre retenu l’application du droit français auxdits contrats de coopération commerciale, distinct des contrats « Fournisseurs », en indiquant que «la prestation en cause est rendue sur le territoire français et qu’en l’absence de dispositions contractuelles autres, elle relève en conséquence de la loi française » (point 150).
Pour la Cour, « il résulte en effet des éléments versés au dossier et notamment de l’objet desdits contrats, à savoir la promotion commerciale par le biais de publicité ou de catalogues mis à la disposition des clients ou sur internet, de visibilité des produits en magasin dans toute la France, que les contrats litigieux avaient le plus de liens étroits avec la France » (point 151).
Enfin et même si l’affaire rapportée traite d’une action à l’encontre d’un distributeur français suite à l’obtention par celui-ci d’avantages abusifs de part d’un fournisseur étranger, le sujet renvoie à la problématique, d’actualité, de l’application du droit français à d’éventuelles pratiques restrictives commises par des centrales étrangères vis-à-vis de fournisseurs français (Communiqués du Ministère de l’Economie du 19 février 2021, n° 689 et du 22 juillet 2019, n° 1354), alors que les nouvelles dispositions de l’article L. 441-3 issue de la loi ASAP du 7 décembre 2020, obligent dorénavant à mentionner dans la convention écrite, la rémunération supportée par le fournisseur au titre des accords internationaux, facilitant ainsi la détection des avantages abusifs lors de négociations dans un contexte international (Lettre distrib. 03/2021, nos obs.).
2. Sur la charge de la preuve de la réalisation des obligations spécifiques et de la réalité des services fournis.
Elle pèse sur celui qui a perçu l’avantage litigieux.
La solution est classique et s’inscrit dans le prolongement de la jurisprudence précédente. Inutile d’y revenir (Cass. com., 3 mars 2021, n°19-13.533 et 19-16.344 ; Paris, 27 février 2020, n° 17/14071, 07-08/2020, nos obs et RLC sept. 2020, 3881, nos obs).
3. Sur l’absence de contestation des factures par le fournisseur et donc de la réalité des prestations facturées.
La non-contestation des factures au titre des avantages litigieux n’est pas de nature à priver leur auteur de son droit à les contester après coup, à l’inverse de ce que soutenait le bénéficiaire de l’avantage, qui prétendait que son fournisseur avait « renoncé à les contester et s’est ainsi reconnue débitrice des sommes facturées » (point 131).
La solution n’est pas nouvelle (Paris, 8 févr. 2017, n° 15/02170) et n’est, de notre point de vue, qu’une incidence de la solution visée au-dessus au plan de la charge de la preuve, qui ne pourrait se voir neutralisée à raison de la non contestation des factures ou même de leur paiement.
Une solution contraire aurait comme conséquence de priver de toute effectivité les règles d’ordre public en matière de pratiques restrictives et notamment celles relatives aux abus dans la négociation.
4. Sur la combinaison d’un délai de forclusion pour la contestation des factures sous 15 jours à compter de leur réception avec les règles de la prescription quinquennale en matière commerciale.
Au regard des autres sujets, assez communs, abordés par l’arrêt, ce point est probablement le plus intéressant.
Les accords examinés prévoyaient une clause aux termes de laquelle le fournisseur disposait « à peine de forclusion », d’un délai de 15 jours ouvrables à compter de la réception de chaque facture pour en contester, si besoin est, tout ou partie des éléments.
À peine d’irrecevabilité, les contestations devaient être formulées par LRAR (…). Passé le délai précité et à défaut de contestation, il était stipulé que la créance au titre de la facture sur le fournisseur serait réputée certaine, liquide et exigible et pourrait donner lieu à paiement par compensation (…) (point 118).
La Cour juge que la prévision d’une telle clause pour enfermer le délai de contestation des factures n’enferme pas l’action en justice dans un tel délai, « ladite forclusion n’étant pas une déchéance du droit d’agir en justice, mais une déchéance du délai pour contester la nature des prestations facturées ou leur quantum, dont la validité est en outre discutée au regard du droit applicable à la contestation des factures » (point 120).
La présence de ce type de clause n’apportera donc pas l’immunité aux auteurs d’abus.
5. Sur le formalisme défaillant au plan de la transparence, et l’appréciation de la disproportion manifeste de l’avantage obtenu au titre de prestations.
– Sur le formalisme non transparent :
La Cour sanctionne la pratique sur le fondement de l’article L. 442-6 II, au motif de la rétroactivité des factures émises au titre des prestations et de leur caractère imprécis.
Elle adopte l’analyse faite par la DGCCRF, non partie à la procédure, au vu des articles relatifs au formalisme en matière de facturation (L. 441-3) et sur la convention écrite (L. 441-7).
La condamnation aurait pu aussi, de notre point de vue, se fonder sur le seul article L. 442-6 I, sous-jacent dans le raisonnement de la Cour, notamment lorsqu’elle constate que le distributeur n’a pas fourni les éléments justifiant de la réalisation des services facturés (V. point 157).
La violation du formalisme, tout comme celle des règles de fond, convergent ainsi vers la sanction.
– Sur le caractère manifestement disproportionné de l’avantage obtenu au titre de prestations :
Forte du constat du défaut de justification par Conforama des éléments établissant la réalisation des services facturés, la Cour aurait pu estimer inutile de s’intéresser au prix facturé pour les prestations concernées.
Elle relève toutefois le caractère excessif de leur prix au regard de leur coût relatif pour Conforama (point 158).
Qu’il faille entendre par coût « relatif », un coût en soi modéré, ou un coût inférieur au montant de l’avantage consenti en contrepartie du service, signalons que la référence au coût des services donnant lieu à avantage se rencontre assez fréquemment dans les critères d’appréciation de la disproportion manifeste (sur ce critère, voir Paris, 2 février 2012, n°12-21804 : Lettre distrib. 03/2012, nos obs. voir l’arrêt ; CEPC, Avis n°15-21 ; T. Com. Paris, 22 février 2021, n° 2016071676 : Lettre distrib. 04/2021, obs. S. Chaudouet).
Jean-Michel Vertut – Avocat.