A l’entame des négociations commerciales pour 2022, deux jugements du Tribunal de Commerce de Paris du 31 mai dernier méritent un bref commentaire (Trib. Com. Paris, 31 mai 2021, RG n° 2017025155 et n° 2017025159).
1. Faits et procédure
L’affaire opposait le Ministre, demandeur, à la Supercentrale Inca (Intermarché Casino Achat) ainsi qu’à des sociétés de ses groupes fondateurs, soit diverses sociétés du groupe Casino dont les centrales AMC (Casino) et SAS ITM Alimentaire International.
Etaient en cause des pratiques constatées à l’occasion des négociations commerciales pour 2015 dans le secteur « parfumerie-hygiène ».
Le Ministre prétendait que dès le mois de mai 2015, il avait été demandé à douze ou treize fournisseurs une réouverture des négociations débouchant sur des demandes de rémunérations additionnelles sans contrepartie et que cette pratique était constitutive d’une tentative de soumission ou une soumission à un déséquilibre significatif (art. L. 442-6 I 2° Code com.).
Les montants en cause, dans les deux décisions rendues, atteignaient 11.414.000 euros et 17.130.000 euros.
En l’espèce, les fournisseurs concernés relevaient de groupes internationaux de distribution (Colgate, Henkel, Bic, L’Oréal etc).
Le Ministre sollicitait, entre autres, la cessation des pratiques et la condamnation des parties poursuivies au paiement d’une amende civile de 2 millions.
A l’occasion de ses deux jugements en date du 31 mai 2021, le Tribunal de Commerce de Paris fait droit aux demandes du Ministre.
1. Problème
Bien que ces jugements puissent ouvrir le champ des réflexions sur une multitude de problématiques, dont certaines seront aperçues dans les observations ci-dessous, l’attention se focalisera sur l’existence de situations ou circonstances pouvant faire ressortir une certaine résignation de la part de fournisseurs, face aux pratiques abusives en matière de négociations ici dénoncées par le Ministre.
D’où la question : l’accoutumance des fournisseurs aux pratiques dénoncées est-elle une cause d’exonération de l’auteur de la pratique ?
Cette question, nous le concédons, peut apparaitre audacieusement naïve, mais elle mérite d’être posée, puisque certains arguments que l’on pourrait deviner et parfois non moins naïf, y invitent.
2. Solution
L’on anticipe sans trop se risquer la réponse qui y est donnée par le Tribunal :
« Enfin, dans son analyse fournisseur par fournisseur qui sera détaillée ci-dessous, le tribunal ne se laissera pas abuser par une forme d’accoutumance observée chez certains industriels, qui peuvent déclarer par exempte « ça se passe toujours comme ça,..,. C’est un risque que nous prenons en compte… Il s’agit de dynamiser la relation… », déclarations qui ne sont pas de nature à exonérer forcément la grande distribution de sa responsabilité éventuelle à cet égard ».
3. Observations
Outre le fait marquant de la condamnation, pour l’heure singulière, d’une Supercentrale, au titre des pratiques restrictives (à rappr. Assignation de l’enseigne Intermarché pour des pratiques commerciales abusives, dont la centrale internationale de service Agecore, Communiqué de presse Min. Eco, 19 février 2021, n° 689, https://www.economie.gouv.fr/dgccrf/assignation-de-lenseigne-intermarche-pour-des-pratiques-commerciales-abusives-0 ; Relations commerciales entre distributeurs et fournisseurs : Bruno LE MAIRE et Agnès PANNIER-RUNACHER ont décidé d’assigner le mouvement E.LECLERC pour des pratiques commerciales abusives commises par sa centrale d’achat belge, Communiqué de presse Min. Eco, 22 juillet 2019, n° 1354, https://www.economie.gouv.fr/dgccrf/relations-commerciales-entre-distributeurs-et-fournisseurs-bruno-le-maire-et-agnes-pannier), ces deux jugements contiennent d’intéressants développements sur les problématiques classiques en matière de déséquilibre significatif, telles la caractérisation ou pas de la soumission ou de la tentative de soumission (raisonnement par indices au nombre desquels la menace de déréférencement d’une partie des produits ou d’arrêts de commandes plus ou moins explicite, le cas échéant suivi d’effets ; rappel de ce que le principe de la négociation commerciale n’est pas sans limite, comme notamment souligné dans l’arrêt « Galec » de 2015 de la Cour de Paris (CA Paris, 1er juillet 2015, RG n° 13/19251, Lettre distr. Juil/août 2015, nos obs., et Com. 25 janv. 2017, n°15-23547, Lettre distr. Fév. 2017, N.E).
A ce propos, le Tribunal constate que la grande distribution, et donc notamment Intermarché (ou Casino selon le jugement), et Inca, se trouve dans la situation de « gate keeper » au sens d’une étude d’un cabinet de consultant produite par le Ministre, « cette position de force s’expliquant par le contrôle du linéaire, et donc de l’accès au consommateur final ».
Dans l’affaire ici rapportée, après une analyse au cas par cas, l’existence de la soumission a été retenue dans certaines relations et pas dans d’autres.
Ces deux décisions nous rappellent aussi que l’article L. 442-6 I 2° s’applique aux pratiques (à rappr. Trib. Com. Paris, 6 juillet 2021, RG n°2016064825, Lettre distr. Sept. 2021, nos obs ; Paris, 16 mai 2018, RG nº 17/11187, Lettre distr. juin 2018 ou RLC n°74, juillet-août 2018, nos obs), ici en matière de renégociations postérieures aux négociations annuelles arrêtées au 1er mars (à rappr. Paris, 16 mai 2018 précité).
La même juridiction a aussi récemment appliqué le dispositif aux pratiques antérieures à la négociation commerciale, en tant que prérequis auxdites négociations annuelles (Trib. Com. Paris, 22 février 2021, RG n° 2016071676, note S.C).
Soulignons enfin l’intérêt porté par le Tribunal au plan de la recherche de contrepartie à la rémunération additionnelle demandée.
Comme souligné récemment dans la Lettre, cette quête de contrepartie, qui relève maintenant d’une démarche habituelle des juges – notamment depuis l’arrêt Galec précité – fait ressortir une convergence d’analyse en matière de déséquilibre significatif de l’article L. 442-6 I 2° et d’avantage sans contrepartie au sens de l’ex article L. 442-6 I 1° Code com. (à rappr. Trib. Com. Paris, 6 juillet 2021, précité) et que le contenu du nouvel article L. 442-1 dudit Code issu de l’Ordonnance du 24 avril 2019 ne devrait pas contrarier.
Pour en revenir à la solution rapportée, il est vrai qu’une réponse affirmative à la question posée aurait conduit de fait à légitimer la pratique, l’assimilant ainsi à une sorte d’usage ou coutume non contra legem ou, à tout le moins à une pratique commerciale certes abusive mais habituelle et qu’il reste, bon gré mal gré, préférable d’endurer pour que ne soit pas mise à mal la relation d’affaires.
L’habitude d’une pratique illicite ne rend pas pour autant celle-ci licite et l’accoutumance n’est, pour l’heure, pas au nombre des facteurs permettant de voir écarter l’application de l’article L. 442-6 I 2° ou 1° du Code de commerce.
La remarque vaut selon nous pour l’article L. 442-1 I 1° et 2° du même code dans sa version issue de l’ordonnance du 24 avril 2019.
La clairvoyance du Tribunal sur ce sujet est de bon aloi. Cette solution nous parait cohérente même en cas de consentement de la partie subissant la pratique.
Est-il nécessaire de rappeler le caractère d’ordre public des dispositifs sur ces questions avec ce que cela emporte ?
En effet et à moins que ladite partie, à ses risques et périls, ne cède pas à la tentative de soumission à un déséquilibre significatif, cette partie, une fois disciplinée, s’exécute.
Pour autant, l’infraction n’en est pas moins constituée et le fait d’avoir volontairement cédé ne saurait écarter l’application du texte, sauf à vouloir le rendre totalement inutile.
Dans la même veine des circonstances qui pourraient être présentées, au détour d’une affaire, comme un fait justificatif ou une cause d’exonération, il a par exemple été jugé par la Cour de Paris que la situation de concurrence exacerbée entre les distributeurs, la recherche d’un meilleur prix d’achat, la rétrocession consécutive aux consommateurs des meilleurs prix obtenus, de même que la discrimination tarifaire subie, ne justifient pas la pratique en cause (Paris, 16 mai 2018, préc.).
De même et comme récemment jugé par le même Tribunal de commerce, lorsqu’il est question de s’intéresser à l’éventuel rééquilibrage du déséquilibre une fois ce dernier identifié, l’avantage concurrentiel qui, selon le distributeur en cause, permettait au fournisseur qui adhérait à un dispositif litigieux d’augmenter son chiffre d’affaires, n’a pas été constitutif d’un facteur de rééquilibrage (Trib. Com. Paris, 6 juillet 2021, préc.).
Les auteurs de pratiques abusives seront alors mieux inspirés à titre préventif de les faire évoluer, plutôt que de parier, à des fins défensives, sur des thèses telles que celle de la victime consentante ou de l’état de nécessité de violer la loi, compliquées à faire reconnaître au vu de la finalité des textes en cause.
Jean-Michel Vertut – Avocat.
Nota : Le commentaire de cet arrêt est intégré à la Lettre de la distribution du mois d’octobre 2021 et à la Revue Concurrence. Sur mes autres contributions dans ces publications, voir sous l’onglet Publication, les rubriques Lettre de la Distribution et Autres publications.