Affaire Document Concept 87-23 c./ Xerox
Com., 6 avril 2022, Pourvoi n° 20-20.887
Un récent arrêt de la chambre commerciale de Cour de cassation apporte quelques éclairages intéressants pour l’analyse du déséquilibre significatif de l’article L. 442-6 I 2° du Code de commerce.
Les solutions rapportées sont de notre point de vue transposables, lorsqu’il sera question de faire application de cette même prohibition sur le fondement de l’article L. 442-1 I 2° du Code précité.
I. Faits et procédure.
La société Xerox (ci-après « Xerox » ou le « concédant ») et la société Document Concept 87-23 l’un de ses concessionnaires (ci-après « Concept » ou le « concessionnaire »), étaient liées depuis 2007, par des contrats successifs de concession à durée déterminée de trois ans renouvelables.
Le dernier renouvellement datait du 25 avril 2014, à effet du 30 novembre 2013, de sorte que le contrat expirait le 30 novembre 2016.
L’objet de ces différents contrats, souscrits en ligne par adhésion via un simple « clic » du concessionnaire (arrêt, point 10.), était de voir ce dernier proposer des contrats de maintenance des matériels Xerox, conclus directement entre le concessionnaire et ses clients utilisateurs.
Les opérations de maintenance étaient par la suite sous-traitées à Xerox, qui les facturait au concessionnaire.
Ayant eu à subir en 2015 le défaut de règlement de certaines de ses factures, Xerox se référant aux dispositions contractuelles, a suspendu ses prestations de maintenance dans le cadre de l’exception d’inexécution.
Reprochant à son concédant d’avoir mis en œuvre, de mauvaise foi, les dispositions des conditions générales des contrats de maintenance et, subsidiairement, de faire application de clauses créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, le concessionnaire, alors en liquidation, l’a assigné en annulation des clauses litigieuses et en paiement de dommages-intérêts.
Par arrêt confirmatif du 17 juin 2020 (CA Paris, 17 juin 2020, 18/23452), la Cour d’appel de Paris devait rejeter ses demandes.
Sur pourvoi du concessionnaire, la Chambre commerciale casse l’arrêt ayant rejeté les demandes de Concept au titre du déséquilibre significatif de l’ex L. 442-6 I 2° C. Com (Com., 6 avril 2022, Pourvoi n° 20-20.887).
II. Problèmes – Solutions – Observations.
Nous identifions trois sujets.
1. Déséquilibre significatif et bonne foi.
Problème : La mise en œuvre par le concédant de clauses qui, selon le concessionnaire, ont eu pour effet de paralyser son activité commerciale et l’ont conduit au redressement judiciaire, est-elle de nature, lorsque ces clauses relèvent d’un déséquilibre significatif, à caractériser la mauvaise foi du concédant dans l’exécution du contrat, ici à l’occasion de l’exercice de l’exception d’inexécution ?
Solution : « il n’existe aucun lien d’indivisibilité entre l’existence d’un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, à le supposer caractérisé, et le non-respect d’une obligation de bonne foi » (arrêt, point 9.).
Observations : la Cour de cassation dément le postulat, qu’elle dit erroné, que renferme le moyen (« le moyen repose donc sur un postulat erroné ». Arrêt, point 9.).
Il n’y a pas corrélation entre, d’une part, le déséquilibre significatif entre droit et obligations et, d’autre part, l’obligation de bonne foi ou autrement énoncé la mauvaise foi.
Les deux notions étant étrangères l’une envers l’autre, il serait vain de les associer par essence et ipso facto.
Le rappel des faits (arrêt, point 6.), semble faire ressortir que le moyen de la mauvaise foi était soutenu à titre principal et le déséquilibre significatif, supposant l’existence d’une soumission, à titre subsidiaire.
La confusion des genres qui transparait ensuite dans l’énoncé du moyen (arrêt, point 8.), offre à la Cour l’opportunité d’une clarification quant à l’absence d’indivisibilité.
Cette clarification évitera de voir les débats en matière de déséquilibre significatifs troublés par des considérations qui, en elles-mêmes, leurs sont étrangères (à rappr. Le déséquilibre significatif, LGDJ, 2021, S. Chaudouet, points 753 et 754).
Toutefois, rien ne s’opposerait, de notre point de vue, à ce que de telles considérations soient prises en compte, dans le cas – aggravé – de l’exécution de mauvaise foi de prérogatives contractuelles tombant sous le coup de la prohibition du déséquilibre significatif.
C’est semble-t-il ce que cherchait à faire reconnaître la partie victime, mais de manière trop fusionnelle aux yeux de la Cour de cassation.
2. Soumission et acceptation/adhésion antérieure.
Problème : Le renouvellement à plusieurs reprises d’un contrat d’adhésion souscrit en ligne, renfermant dans certaines de ses clauses des obligations susceptibles de caractériser un déséquilibre significatif, sans que la victime ne justifie à cette occasion avoir tenté en vain d’en négocier les conditions, s’oppose-t-il ipso facto à l’invocation ultérieure par la victime d’un tel déséquilibre ?
Solution : Non, répond la Cour de cassation, désapprouvant ainsi la Cour d’appel qui, « en se déterminant par des motifs impropres à écarter la caractérisation de la soumission ou de la tentative de soumission, en l’état des conditions de souscription des contrats et de l’impossibilité d’en modifier les clauses qui étaient invoquées, (…) n’a pas légalement justifié sa décision. » (arrêt, point 13.)
Observations : dans les circonstances et conditions de la souscription des contrats, la victime avait-elle, raisonnablement et effectivement, la possibilité de négocier les termes du contrat et notamment de modifier ses clauses ?
Il était en l’espèce question de clauses qui, dans les conditions générales du concédant, lui permettaient, aux dires du concessionnaire, pour l’une d’entre elles de suspendre les prestations de maintenance pour l’ensemble des contrats souscrits, quand bien même les impayés n’auraient concerné que certains d’entre eux et, pour l’autre de ces clauses, de suspendre l’exécution des commandes de nouveaux contrats de maintenance, paralysant ainsi l’activité commerciale du concessionnaire dans l’impossibilité de vendre ses machines en stock faute de service de maintenance.
Ces clauses avaient certes été acceptées en l’état, sans négociation, ce qui n’est pas contesté.
Mais pouvait-il raisonnablement en être autrement par une modification de leur contenu au vu des circonstances de la souscription du contrat qui les contenait ? L’automaticité du procédé de souscription permet d’en douter, tant il apparait illusoire encore de nos jours de prétendre négocier avec une « machine ».
En pareil contexte, faut-il considérer défaillante la victime dans la démonstration de ce qu’elle n’a pas, mais vainement, cherché à négocier, alors que, de fait, elle ne le peut pas.
Négatif, estime la Cour « en l’état des conditions de souscription des contrats et de l’impossibilité d’en modifier les clauses qui étaient invoquées ».
Voilà une solution teintée de pragmatisme à l’heure des contrats « clics », et de la multiplication des conventions acceptées par signatures électroniques, si ces dernières ne sont pas précédées d’une négociation effective.
Le moyen de droit pétri d’historique de l’acceptation passée des clauses litigieuses a donc été non convainquant. L’habitude, mauvaise car contra legem, ne fait pas la règle. Nemo auditur diront certains.
Par une rapide association d’idées, il nous revient aussi à l’esprit que, lorsqu’il s’agit d’apprécier un déséquilibre à partir d’une référence aux comportements passés au vu d’une habitude contractuelle, « au sens de pratique […] établie entre deux parties à un contrat », cette pratique « suivie par les parties, qu’elle soit antérieure ou présente, ne peut servir de référentiel à partir duquel examiner une clause, pour la simple raison qu’on ne peut prendre ce que l’on apprécie comme référence à … ce que l’on apprécie » (Le déséquilibre significatif, LGDJ, 2021, point 333, S. Chaudouet).
Une acceptation passée n’est donc pas, selon l’arrêt, un référent comportemental pertinent qui avaliserait l’absence de soumission, tant originelle qu’actuelle.
Le constat du renouvellement de l’acceptation des clauses litigieuses, à l’occasion du renouvellement des conventions les contenant, n’encarcane donc pas la victime et ne saurait neutraliser l’application ultérieure de l’article L. 442-6 I 2° du Code de commerce (ou à ce jour L. 442-1 I 2°).
La solution de cet arrêt qui, comme d’autres décisions traitant de l’acceptation d’une situation obligationnelle (CA Paris, 23 février 2022, n° 21/07731, Lettre distrib. 04/2022, nos obs.), de sa réitération ou sa permanence (sur l’accoutumance : Trib. com. Paris, 31 mai 2021, n° 2017025155 et n° 2017025159, Lettre distrib. 10/2021 ou RLC, Avril 2022, n° 115, p. 34 et s. nos obs.), dicte la nécessité d’une approche pragmatique en matière de caractérisation de la soumission.
3. Disproportion entre intensité des obligations et celle des contreparties en échange.
Problème : A supposer l’existence de contreparties à des obligations non réciproques, le juge doit-il se livrer à un examen concret de proportionnalité entre, d’une part, les droits de l’une des parties et d’autre part, les contreparties retirées par l’autre partie au titre du contrat ?
Solution : Oui, répond la Cour de cassation, tout en constatant que cela ne ressort pas de l’analyse de la Cour d’appel, qui s’est limitée à constater l’existence de ce qu’elle estimait être une contrepartie : « En se déterminant ainsi, sans examiner concrètement la proportion entre, d’un côté, la suspension de l’intégralité des contrats en cas d’impayés sur certains d’entre eux seulement et, de l’autre, les contreparties qu’elle a relevées, la cour d’appel a privé sa décision de base légale. » (arrêt, point 16.).
Observations : le débat était celui de l’équilibre par la proportionnalité entre, d’un côté, les droits du concédant à l’occasion d’impayés (qui n’auraient pas concerné la totalité des contrats souscrits) de même que de pouvoir suspendre tant les prestations de maintenance pour l’ensemble des contrats souscrits que l’exécution des commandes de nouveaux contrats de maintenance, et de l’autre, la contrepartie que constituait pour le concessionnaire, selon le concédant, « la marge librement fixée par la société Concept, le chiffre d’affaires réalisé en conséquence sur les prestations de maintenance et l’avantage de trésorerie en résultant » et qui, ensemble, constituaient le « principal actif de la concession ».
Trois observations à cela :
– Tout d’abord, et comme souligné dans un précédent commentaire à la Lettre, le séquençage de la qualification suppose d’abord une approche analytique du contenu du contrat, clause par clause, qui consiste à identifier le déséquilibre créé par une clause litigieuse, puis une approche globale du contrat qui implique d’aller chercher dans le reste de son contenu et dans son économie générale si le déséquilibre créé par cette clause est utilement contrebalancé par d’autres clauses trouvées par ailleurs (T. com. Paris, 2 septembre 2019, n° 2017050625, Lettre distrib. 09/2019, S.C).
La Cour de cassation relève que la Cour d’appel avait constaté l’absence de réciprocité des droits et obligations contenus dans les clauses litigieuses (arrêt, point 15 : « 15. Pour statuer encore comme il fait, l’arrêt retient que les clauses litigieuses (…) et sans réciprocité »).
Fort de ce constat et afin d’apprécier si la présence dans le contrat de clauses déséquilibrées étaient rééquilibrées par ailleurs, la Cour d’appel s’est donc questionnée – mais insuffisamment – sur la contrepartie que pourrait opposer à son cocontractant, le bénéficiaire des droits au titre de cette clause.
Dans l’arrêt rapporté, la Cour de cassation exerce donc un contrôle sur la méthode d’appréciation du déséquilibre significatif adoptée par les juges du fond et rappelle la chronologie de leur office.
– Ensuite, l’exigence d’un examen concret de proportionnalité n’est ni surprenante ni inédite : l’article L. 442-6 I 2° C. Com. (devenu L. 442-1 I 2°) est un dispositif de promotion de l’équilibre dans les relations commerciales et de sanction en cas d’inobservation.
Cet équilibre ne saurait être garanti par le seul constat d’une contrepartie d’apparat, à la supposer existante, mais dont il faut examiner la densité. Cet impératif de proportionnalité ressort d’arrêts de la même Cour d’appel de Paris.
En effet, celle-ci a déjà jugé que « l’existence d’obligations créant un déséquilibre significatif peut notamment se déduire d’une absence totale de réciprocité ou de contrepartie à une obligation, ou encore d’une disproportion importante entre les obligations respectives des parties » (Paris, 12 juin 2019, n°18/20323, Lettre distrib. 07-08/2019, S.C ; Paris, 16 mai 2018, n° 17/11187, Lettre distrib. 06/2018 ou RLC, juillet-Août 2018, n° 74, nos obs. ; Paris, 23 mai 2013, n° 12/01166, Lettre distrib. 07-08/2013). L’arrêt de la Cour de cassation sonne comme un rappel à la Cour de Paris de ses propres solutions.
– Enfin, les facteurs retenus par la Cour de Paris, dont cette dernière aurait dû « concrètement examiner la proportion » selon l’arrêt de cassation, peuvent étonner en tant que contrepartie. Le premier d’entre eux serait « la marge librement fixée par la société Concept ».
Sauf erreur ou incompréhension par nous du cas d’espèce, un opérateur indépendant ne peut en principe se voir interdire de déterminer la marge commerciale qu’il entend pratiquer à l’aval et l’on n’est pas ici en présence d’un droit supplétif, mais d’ordre public.
Il nous apparaît difficile de prétendre que l’invocation de la jouissance de ce droit, incontournable, est une contrepartie.
Les deuxième et troisième facteurs que sont « le chiffre d’affaires réalisé en conséquence sur les prestations de maintenance et l’avantage de trésorerie en résultant », ne sont-ils pas tout simplement la traduction de l’exercice de l’activité économique prévue au contrat, quand bien même procure-t-elle au cocontractant un volant de trésorerie permis par le chiffre d’affaires incident réalisé ?
Ne manque pas non plus d’étonner, la référence au constat du fait matériel que « les prestations de maintenance constituent le principal actif de la concession », alors qu’une fois identifié le déséquilibre au titre d’une clause donnée et comme déjà mentionné, l’« approche globale du contrat (…) implique d’aller chercher dans le reste de son contenu et dans son économie générale si le déséquilibre créé par cette clause est utilement contrebalancé par d’autres clauses trouvées par ailleurs » (voir T. com. Paris, 2 septembre 2019, n° 2017050625, Lettre distrib. 09/2019, précité).
L’arrêt rapporté, bien que non disruptif selon nous, rappelle la nécessité du contrôle de proportionnalité de la contrepartie à la fin du séquençage de l’analyse du déséquilibre significatif.
L’office du juge s’arrête à ce stade et pas avant. L’effectivité du dispositif ne peut qu’en ressortir renforcée.
En définitive, la solution de cet arrêt s’oppose à ce que l’invocation d’une ou plusieurs contreparties – à la(les) supposer existante(s) – soit en soi suffisante à la justification des clauses querellées.
Nous y voyons un témoignage supplémentaire de la convergence d’analyse de la contrepartie sur le fondement de la prohibition du déséquilibre significatif, avec celle menée sur le fondement de la prohibition des avantages sans contrepartie ou moyennant une contrepartie manifestement disproportionnée d’un certain article L. 442-6 I 1° C. Com (voir T. com. Paris, 6 juillet 2021, n° 2016064825, Lettre distrib. 09/2021, nos obs.) devenu L. 442-1 I 1° dudit Code.
Jean-Michel Vertut – Avocat.
Nota : Le commentaire de cet arrêt est intégré à la Lettre de la distribution du mois de Mai 2022 et à la Revue Concurrence. Sur mes autres contributions dans ces publications, voir sous l’onglet Publication, les rubriques Lettre de la Distribution et Autres publications.