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Négociation, convention et unilatéralisme dans la fixation du prix : les ressources du droit des obligations.

Affaire AOP Sunlait c./ Savencia

TJ Coutances, 30 août 2022, RG n° 21/01372

 

La problématique de la répartition de la valeur dans la chaîne d’approvisionnement alimentaire vient de donner lieu à une décision importante, que nous signalions en septembre dernier, en matière de  contractualisation amont (TJ Coutances, 30 août 2022, RG n° 21/01372).

Cette affaire, outre les différents enseignements que l’on peut en retirer en matière de négociation et de contractualisation amont sur les matières premières agricoles, peut ouvrir le champ à des réflexions plus générales sur la négociation commerciale, y compris au stade aval, mais aussi sur la contractualisation et l’exécution des obligations issues de cette contractualisation.

Nous y revenons, en complément de notre actualité du mois dernier.

 

1. Faits et procédure

Le litige rapporté a pour objet le non-respect reproché par une Association d’Organisation de Producteur (AOP) de lait (OAP Sunlait ou l’AOP), à deux sociétés du transformateur Savencia (« Savencia »), plus connu au travers de ses marques de produits fromagers (Saint-Moret, Caprice des dieux, Elle et Vire etc), du cadre contractuel déterminant le prix du lait.

Les Organisations de Producteurs (les OP) adhérentes de l’AOP avaient signé en 2012 des contrats cadres négociés par l’AOP, pour une durée de 7 ans, prévoyant la fourniture de lait de vache cru et renouvelés automatiquement pour 5 ans en 2019.

Savencia était l’acheteur unique des volumes laitiers produits par les producteurs des OP.

Ces contrats cadres, qui prévoyaient des dispositions relatives à la fixation du prix du lait collecté auprès des éleveurs adhérents, ont donné lieu à plusieurs avenants et protocoles d’accord.

Après une médiation infructueuse devant le médiateur des relations commerciales agricoles sur certaines demandes de l’AOP, cette dernière a saisi en septembre 2021 le Tribunal Judiciaire de Coutances dans le cadre de la « procédure accélérée au fond » telle que prévue à l’article L. 631-28 du CRPM, dont l’objectif est, dans les conditions fixées par ce texte, de permettre une résolution rapide des litiges en matière contractuelle portant sur des contrats ou accords-cadres (de l’article L. 631-24 du CRPM) ayant pour objet la vente de produits agricoles et alimentaires.

L’AOP demandait la condamnation de Savencia pour inexécution de ses obligations contractuelles sur le prix du lait payé aux producteurs et négocié entre l’industriel et l’AOP, à raison d’une fixation qu’elle estimait unilatérale de ce prix.

Il était notamment sollicité le rétablissement entre les parties des dispositions contractuelles et notamment celles permettant la détermination de ce prix au titre de 2020 et 2021.

Par décision du 30 août dernier, le Tribunal Judiciaire de Coutance a condamné à hauteur de quasiment 26.000.000 euros les deux sociétés assignées du transformateur Savencia.

L‘exécution provisoire n’a pas été ordonnée.

Selon nos informations, la décision fait l’objet d’un appel par le transformateur.

 

2. Problèmes

Cette affaire concentre un nombre important de sujets tels que celui de la compétence juridictionnelle du Tribunal saisi dans le cadre de la procédure accélérée au fond, de la recevabilité de l’action diligentée à l’encontre de l’une des sociétés du transformateur, du pouvoir de l’AOP pour agir au nom des producteurs, de l’intervention du médiateur des relations commerciales agricoles, d’une QPC rejetée du défendeur sur le dispositif de l’article L. 631-28 CRPM ou de la demande de transmission d’une question préjudicielle soulevée par le défendeur sur la compatibilité de l’article précité avec les dispositions du règlement OCM n° 1308/2013.

Seul retiendra notre attention celui, abordé sous divers angles dans la décision, de la question de la détermination du prix du lait au travers d’une « formule » notamment d’évolution de ce prix, dans les accords cadre et ses actes modificatifs tels qu’avenants et protocoles d’accord.

Comme déjà indiqué, les moyens de l’AOP tendaient au rétablissement entre les parties des dispositions contractuelles et font ressortir trois problèmes.

En premier lieu, celui de l’inexécution du contrat liant les parties et de la responsabilité de l’une d’entre elles à raison de sa faute dans l’exécution de ses obligations.

En deuxième lieu, celui de la formation du contrat et de la nullité d’un protocole emportant fixation du prix du lait entre les parties en raison des circonstances ayant présidé à sa conclusion.

En troisième lieu, celui de la fixation du prix sur une période déterminée, ponctuellement, sans prévision d’une formule permettant de déterminer à l’avance le prix du lait passée cette période.

Le jugement, très riche en développements, nous contraint à devoir prendre comme parti celui de devoir en cibler les motifs les plus saillants, avec risque et regret d’être incomplet.

Aussi, le lecteur est-il invité à s’y reporter.

 

3. Solutions

– Sur la méconnaissance par l’une des parties des accords négociés, en l’occurrence un protocole de juin 2018 portant modification de la formule de prix du lait par rapport à celle jusqu’alors en vigueur : inexécution.

Le Tribunal, à la base même de sa motivation et au double visa des articles 1103 et 1194 du Code civil, énonce dans sa majeure que :

« L’article 1103 du Code civil dispose que « les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits ». L’article 1194 du même code ne contrarie pas ce principe en rappelant que le contrat oblige les parties à ce qu’elles ont exprimé ainsi qu’à toutes les suites que leur donne l’équité, l’usage ou la loi. ».

Constatant certes, à côté de l’accord sur la formule d’évolution du prix, que le protocole évoquait certains points encore « en questionnement », « il n’en reste pas moins que les parties ont fixé et convenu de la formule d’évolution du prix du lait ».

Et sur la responsabilité contractuelle encourue par Savencia de juger que :

« Il s’ensuit que la rupture de l’accord conclu par voie du protocole de juin 2018 est unilatérale, les efforts de SUNLAIT pour maintenir la formule contractuelle en résultant étant mis en péril par le positionnement concurrentiel de la société SAVENCIA. Cette rupture unilatérale, contraire à la loi des parties, est d’autant plus reprochable à la société SAVENCIA qu’elle est en contradiction avec le mécanisme du prix en cascade institué par la loi EGALIM1 applicable aux parties. ».

Signalons également l’attention portée par le Tribunal sur les options contractuelles qui étaient pourtant offertes par le contrat à l’acheteur, en vue d’une adaptation de la formule devenue indésirable à ses yeux et que celui-ci n’a pas privilégié, préférant méconnaître ses obligations au plan du prix à payer :

« Ensuite, comme cela a été précisé plus haut, les parties ont clairement entendu adopter une formule de détermination du prix du lait sur des critères de référence et indicateurs précis. Si la formule ainsi adoptée ne pouvait trouver à se poursuivre compte tenu de la variation du prix des matières premières ou des modifications imprévisibles de nature économique ou règlementaire bouleversant l’économie du contrat, il appartenait au groupe SAVENCIA souhaitant maintenir sa compétitivité et ses parts de marchés vis à vis de ses concurrents, d’amorcer une renégociation via les dispositions prévues au contrat cadre, par l’effet des clauses de rencontre ou de renégociation. En s’abstenant de recourir à ces leviers, et en préférant refuser d’exécuter la formule adoptée sans pouvoir en justifier, le groupe SAVENCIA a manqué à ses obligations et ne peut se prévaloir de sa propre turpitude pour renvoyer la responsabilité de son inexécution à l’Association SUNLAIT. »

– Sur la formation du contrat et de la nullité d’un protocole en date du 29 décembre 2020 fixant le prix du lait : vice du consentement.

Si le Tribunal estime que l’accord matérialisé par ce protocole a valeur d’avenant au contrat cadre ayant force de loi entre les parties qui se sont engagées, il s’interroge sur les « conditions de négociation » et invalide ledit protocole à raison d’un consentement obtenu dans la violence des circonstances ayant entourées cet accord :

« L’article 1143 du même code prévoit qu’il « y a également violence lorsqu’une partie, abusant de l’état de dépendance dans lequel se trouve son cocontractant à son égard, obtient de lui un engagement qu’il n’aurait pas souscrit en l’absence d’une telle contrainte et en tire un avantage manifestement excessif ».

Plus spécialement, le Tribunal ayant constaté la rupture unilatérale et fautive du protocole de juin 2018 (cf. ci-dessus) à compter du 17 octobre 2019, relève qu’« En l’espèce, on ne peut faire abstraction de la pression constante exercée par SAVENCIA depuis la rupture unilatérale des liens contractuels en octobre 2019 refusant d’appliquer la formule de prix résultant du protocole de juin 2018, de la dépendance économique des exploitants laitiers, et des conditions extrêmement difficiles ayant conduit à la négociation entre M. MARCHAIS et SAVENCIA le 29 décembre 2020. La négociation du protocole du 29 décembre s’est effectuée dans un climat d’extrêmes tensions, (…). La pression est incontestablement faite sur l’Association SUNLAIT pour la contraindre à négocier le prix du lait à la baisse et ce, le plus rapidement possible »*

Tt d’en conclure, au vu de la manière dont s’est déroulée cette négociation que « De tels procédés doivent être qualifiés de violence, au sens de l’article 1143 du Code civil. ».

– Sur la fixation par un protocole du 29 avril 2021 du prix sur une période déterminée, ponctuellement, sans prévision d’une formule permettant de déterminer à l’avance le prix du lait après cette période : détermination unilatérale.

Le Tribunal sanctionne à nouveau l’unilatéralisme constaté.

Il juge que :

« SAVENCIA ne pouvant justifier de la formule adoptée, ni d’un nouvel accord sur la détermination du prix du lait sur la base d’une formule de détermination du prix du lait, il convient de revenir à la base de calcul fixée par le protocole de juin 2018, seul acte contractuel de détermination du prix susceptible de constituer un avenant au contrat-cadre, dont SAVENCIA a fautivement refusé de poursuivre l’exécution. La formule du prix posé par ce protocole de juin 2018 doit en conséquence être appliquée sauf meilleur accord. Le protocole de décembre 2020 étant considéré comme nul, et le protocole d’avril 2021 ne pouvant valoir fixation d’un prix que sur la période qu’il détermine, ne remet pas en cause l’application du protocole de juin 2018, qui en l’absence d’accord ultérieur, doit servir de base à la fixation du prix du lait. »

 

4. Observations

La portée pratique d’une décision ne dépend pas nécessairement du rang de la juridiction qui la produit ou de son ressort territorial et il y a fort à parier que ce jugement, ayant retenti dans la presse spécialisée qui s’est intéressée à l’affaire (La France Agricole), soit scruté par les opérateurs des filières concernées et au-delà, pour en dégager la portée pratique.

Les remous de l’actualité témoignent en effet des tensions persistances sur la question (Les sociétaires Sodiaal du Grand Ouest passent à l’offensive. C. Pruilh, Réussir Lait, 27 sept. 2022 ; Sodiaal accusée de ne pas respecter la loi. V. Guyot, La France Agricole, 5 oct. 2022).

Les sujets qu’inspirent cette affaire sont si nombreux qu’il est difficile de les sélectionner aux fins d’un traitement qui n’en restera que trop succinct.

On songe, bien évidemment à celui de la négociation contractuelle amont dans le secteur laitier (à rappr. Avis CEPC n° 17-11, Lettre distr. déc. 2017 et n° 20-1, Lettre distr. juin 2020, nos obs), depuis longue date exposé à des tensions entre producteurs et transformateurs mais aussi à d’autres branches, nombreuses, où se rencontre le sujet de la répartition de valeur dans la chaîne d’approvisionnement.

Cette affaire témoigne aussi du caractère parfois périlleux du choix des indicateurs pris en compte dans la formule de détermination du prix sur la durée, lorsque cette formule ne trouve plus grâce aux yeux de l’une des parties. C’est d’ailleurs l’épicentre du litige.

Pourtant, malgré la récurrence des tensions entre les acteurs sur la répartition de la valeur (du producteur au distributeur), à l’origine de la multiplication des lois à visées correctives qui se sont multipliées ces dernières années, l’on ne peut jusqu’alors, à notre connaissance, que constater la rareté du contentieux amont.

D’où caractère inédit de cette affaire, en ce compris au niveau des condamnations prononcées.

Certes, les acteurs de l’amont de la production agricole ou leurs organisations représentatives, avaient déjà eu maille à partir avec ceux de l’aval, sur des fondements issus de la règlementation des pratiques restrictives de concurrence (Caen, 18 mars 2008, Fédération Nationale des Producteurs de Légumes c./ SNC Interdis, n° RG 06/03554, Lettre distr. juil-août 2009, nos obs.), à l’occasion de contentieux relevant de juridictions spécialisées.

Il aurait pu encore en être ainsi, lorsqu’il apparaît que l’affaire rapporte des situations de déséquilibre, de dépendance ou de pression, que l’on a pris pour habitude au sein de ces colonnes, de devoir commenter au plan des pratiques restrictives.

A titre d’exemple, l’exercice de pressions exercées sur le partenaire pour forcer son adhésion, comme aussi relevé en l’espèce par les juges, est par ailleurs pris en considération pour établir la soumission en matière de déséquilibre significatif (Droit de la Distribution, Lexis Nexis 2020, 9e Edition, point 338, Didier Ferrier et Nicolas Ferrier ; à rappr. Trib. Com. Paris, 6 juillet 2021, RG n° 2016064825, Lettre distr. sept. 2021, nos obs. : « qu’il en résulte qu’un fournisseur ne souscrirait à un tel montage s’il ne subissait pas de fortes pressions le conduisant à se sentir obligé d’adhérer, d’autant plus quand les pressions de MR BRICOLAGE sont exercées au moment des négociations annuelles de référencement comme c’est le cas en l’espèce, c’est-à-dire à un moment où le fournisseur est vulnérable).

Il est en de même pour la relation de dépendance en tant qu’indice d’une soumission éventuelle (Droit de la distribution, précité).

Et pourtant, nulle évocation de pratiques restrictives dans la présente décision, alors même que l’on peut noter dans la Recommandation du médiateur du 19 mars 2021 rendue publique en application de l’article L. 631-27 al. 9 du CRPM et ayant précédé l’assignation que « Sans préjudice de l’interprétation des tribunaux éventuellement saisis, il n’est pas exclu que la fixation unilatérale du prix dans une telle situation de dépendance puisse caractériser un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au sens de la jurisprudence relative à l’article L. 442-1 du Code de commerce. ».

L’affaire convoque donc – simplement – les principes du droit des obligations : vice du consentement (la négociation dure oui, la négociation brutale non), inexécution (il ne faut pas s’affranchir de ses obligations), détermination conjointe du prix ou des éléments y conduisant (le prix ou sa détermination doit être convenu).

Après tout, le droit civil ne s’interdit pas d’appréhender de telles situations là où l’on n’a pas pris pour habitude de le voir pleinement mis en œuvre.

Il constitue même une base légale traditionnelle et pertinente pour, par exemple, sanctionner la partie qui s’affranchirait à sa seule convenance des obligations contractuelles souscrites !

Exit alors les juridictions spécialisées, les débats parfois techniques sur des textes qui, au gré des lois qui se succèdent peuvent évoluer dans leur contenu, les interprétations parfois fluctuantes et le cas échéant surprenantes, sans compter les assauts fréquents à l’encontre des textes de PRC à l’occasion de QPC aux issues plus ou moins heureuses, mais qui ralentissent in fine le traitement des affaires.

Sur ce dernier point, signalons que le litige rapporté, bien que dans le cadre d’une procédure accélérée au fond, n’a pas toutefois pas été épargné par une telle démarche, infructueuse.

Mais à mieux s’y pencher, l’approche, même de manière incidente, des abus dans la négociation commerciale par le droit civil est-elle aussi inédite qu’il y parait ?

De longue date, il est des décisions qui, directement ou à tout le moins en filigrane, nous orientent sur une réponse négative (ex. Com. 18 octobre 2001, pourvoi n° G 10-15.296 ; Négociation 2007 : La cause s’invite dans le débat sur les marges arrières, Lettre dist. nov. 2006, nos obs).

L’affaire est donc des plus captivante en ce qu’elle invite, par les fondements évoqués par le demandeur et retenus par le Tribunal, à songer plus fréquemment au droit des obligations, à titre principal ou subsidiaire, voire complémentaire.

La négociation commerciale se verrait ainsi plus fréquemment placée sous la surveillance du Droit des Pratiques Restrictives (de concurrence), complétée par celle des Pratiques Restrictives de Droits (civils).

Peut-être même s’agit-il, au gré des affaires et à défaut d’être une alternative nouvelle car déjà existante comme en témoigne la décision rapportée, d’une redécouverte des grands classiques du consensualisme, de la liberté contractuelle et de la force obligatoire des contrats.

Même s’il reste nécessaire de prêter attention à l’articulation entre règles spéciales et règles de droit commun (Com. 26 janv. 2022, n° 20-16.872, obs. S.C), dans l’hypothèse d’un concours de règles applicables, les ressources offertes par le droit civil (vice du consentement, bonne foi dont on rappelle qu’il s’agit d’une disposition d’ordre public (art. 1104 C. Civ), loyauté, contrepartie illusoire ou dérisoire dans les contrats à titre onéreux, exception d’inexécution contractuelle etc.) doivent être réexaminées, notamment lorsqu’il s’agit de s’intéresser aux dérives unilatéralistes voire autoritaires, de certains acteurs dans la négociation commerciale, de même que dans l’interprétation ou l’exécution des accords qui en découlent.

Au-delà des négociations annuelles, l’actualité récente des renégociations peut procurer matière à ce faire.

Jean-Michel Vertut – Avocat.

 

Nota : le commentaire de ce jugement est intégré à la Lettre de la distribution du mois d’octobre 2022. Sur mes autres contributions dans ces publications, voir sous l’onglet Publication, la rubrique Lettre de la Distribution.