Affaire Carrefour c./ Coopérative U Enseigne
Cour d’appel de Paris, 8 juin 2023, n° 22/19043
1. Faits
En juin 2018, Carrefour France (« Carrefour ») et Coopérative U Enseigne (« U »), ont conclu un « accord de coopération ».
Cet accord avait pour objet la négociation groupée afin d’améliorer leurs conditions d’achats auprès de certains fournisseurs (volet « France » de la coopération entre les deux groupes).
En mars de l’année suivante, Carrefour World Trade (« CWT ») et U concluent un « contrat de service », prévoyant la négociation par CWT auprès de certains fournisseurs et contre rémunération par ces derniers, de prestations internationales de services, dont l’exécution était sous traitée à U (pour ce qui concerne, on le suppose, celles de ces prestations intéressant le Groupement U – volet « International » de la coopération entre les deux groupes).
Ces conventions avaient initialement pour terme le 31 décembre 2023, avec possibilité de tacite reconduction.
Après avoir décidé en juin 2022 de ne pas renouveler leur « accord de coopération » à l’arrivée de son terme, les parties ont d’ailleurs convenu tout début septembre 2022 de l’anticiper au 31 décembre 2022.
Bien que le « contrat de services » ait été renouvelé en juin 2022 et son terme porté au 31 décembre 2026, U devait, courant septembre, annoncer à Carrefour son intention de ne pas l’exécuter, le considérant nul à raison, selon U, des risques anticoncurrentiels nés du découplage des dates de fin des deux accords (Ord. réf. T. Com. Paris, 10 nov. 2022, p. 4).
En octobre, Carrefour a saisi en référé d’heure à heure, le Tribunal de commerce de Paris, aux fins de voir ordonner sous astreinte à U de poursuivre l’exécution de ses obligations au titre du contrat de service à compter du 1er janvier 2023 et jusqu’à ce qu’intervienne une sentence arbitrale statuant au fond sur le désengagement de U.
Cette dernière s’y opposait, au motif que les deux composantes de l’alliance (Coopération et Services) ne pouvaient être exécutés l’une sans l’autre au vu des règles de concurrence, ce qui participerait de l’exécution d’un contrat le cas échéant invalide.
A signaler que Carrefour demandait en outre qu’il soit fait interdiction à U, sous astreinte, d’exécuter le partenariat international conclu avec ses nouveaux partenaires, au sein d’autres centrales d’achat européennes, Epic Partner et Everest.
Par ordonnance du 10 novembre 2022, le Président du Tribunal de commerce de Paris, au visa de l’article 873 al. 1 du CPC dit n’y avoir pas lieu à référé et rejette les demandes de Carrefour, faute d’avoir démontré, comme l’exige l’article précité, l’existence d’un dommage imminent ou un trouble manifestement illicite.
La Cour d’appel confirme l’ordonnance.
2. Problèmes
Etaient en cause le découplage des dates de fin des accords (« Coopération » et « Service ») au regard des règles de concurrence.
Il était question de savoir si, comme le prétendait U, la poursuite du contrat de services de manière dissociée du contrat de coopération pouvait créer une situation de pratique anticoncurrentielle prohibée, le contrat de services encourant ainsi la nullité en application de l’article L. 420-3 du Code de commerce.
En pareille hypothèse, restait alors à savoir si la résiliation anticipée reprochée à U ouvrait au juge des référés la possibilité de faire droit aux demandes de Carrefour de voir exécuté le contrat, motif pris de l’existence d’un dommage imminent ou d’un trouble manifestement illicite causé à Carrefour du fait de l’inexécution par U de ses obligations.
3. Solutions
A titre de solution générale, la Cour d’appel juge que :
« Selon l’article 1212 du code civil, « Lorsque le contrat est conclu pour une durée déterminée, chaque partie doit l’exécuter jusqu’à son terme. ». Toutefois, la gravité du comportement d’une partie peut justifier que l’autre partie y mette fin de manière unilatérale à ses risques et périls. Aussi, le refus pour une partie, qui argue de la nullité d’un contrat, d’exécuter ce dernier alors qu’aucune juridiction de fond n’a encore remis en cause la validité de la convention, est susceptible de constituer un trouble manifestement illicite dès lors que le comportement de cette partie remet en cause de manière flagrante le principe de la force obligatoire des contrats et est contraire au principe selon lequel nul ne peut se faire justice à soi-même. Toutefois, ce comportement peut perdre son caractère de trouble manifestement illicite si le comportement de l’autre partie est susceptible de constituer lui-même une illicéité flagrante. ».
Elle estime alors en l’espèce que :
« (…) force est de constater que la poursuite de l’exécution du contrat de services de manière dissociée de l’exécution de l’accord de coopération, même si elle a été décidée d’un commun accord (la société Coopérative U Enseigne indiquant cependant qu’elle a été hâtivement décidée), est sérieusement susceptible de constituer une pratique anticoncurrentielle au sens de l’article L 420-1 du code de commerce, laquelle peut être sanctionnée par la nullité du contrat en application de l’article L 420-3 du même code. », en relevant d’ailleurs incidemment que la convention des parties posait comme principe celui de l’indivisibilité des contrats de coopération et celui de service.
4. Observations
Les contentieux au fond à l’occasion de l’arrêt de relations commerciales (contractuelles ou non) entre fournisseurs et acteurs de la grande distribution sont nombreux.
Ils le sont moins en référé où il est exigé la réunion de conditions propres au pouvoir de cette juridiction (Com.10 novembre 2009, n° 08-18.337 pour une procédure à l’initiative d’un fournisseur ayant conduit à voir ordonner la poursuite des relations commerciales ; Ord. réf. Trib. Com. Paris, 16 janvier 2020, n° 202000169, Lettre distr. 02/2020 suivi de CA Paris, 26 novembre 2020, n° 20/02392, Lettre distr. 02/2021 ou Ord. réf. T. Com. Paris, 2 février 2022, n° 2022002981, Lettre distr. 03/2022 pour des procédures, à l’initiative d’un distributeur à l’encontre de fournisseurs, à la suite de désaccord sur le prix à l’occasion des négociations commerciales annuelles et ayant conduit à voir ordonner la reprise de livraison).
Ces litiges sont plus inhabituels entre distributeurs, notamment en raison de ce qu’ils n’ont pas vocation à être partenaires commerciaux mais des concurrents.
Ces derniers, après avoir coopéré à l’achat en vue de pouvoir négocier de meilleures conditions auprès de certains de leurs fournisseurs, peuvent un jour désirer reprendre leur liberté, pour continuer leur action seuls ou dans le cadre d’autres alliances.
La solution de l’arrêt ne s’imposait pas comme une évidence au regard du moyen de défense de U tiré de la non-conformité d’une exécution isolée de l’une des composantes de l’alliance, au regard du droit de la concurrence.
Le moyen constituait certes une contestation sérieuse qui, comme le rappelle la Cour « est caractérisée lorsque l’un des moyens de défense opposés aux prétentions du demandeur n’apparaît pas immédiatement vain et laisse subsister un doute sur le sens de la décision au fond qui pourrait éventuellement intervenir par la suite sur ce point si les parties entendaient saisir les juges du fond ».
Mais il n’était toutefois pas nécessaire de s’attarder sur un tel caractère, inopérant lorsqu’il s’agit d’appliquer l’alinéa 1 de l’article 873 CPC, car cela ne suffit pas à voir écarté le pouvoir du juge des référés.
Restait donc pour Carrefour à convaincre le juge de l’existence d’un trouble manifestement illicite ou d’un dommage imminent.
– Sur le trouble manifestement illicite à l’aune de la problématique de la validité d’un accord inexécuté, la Cour de cassation a par le passé estimé a « qu’il importait peu que la société (…) ait engagé une action judiciaire en contestation de la validité de son engagement dès lors qu’elle était tenue de se conformer au principe selon lequel le contrat conclu doit être exécuté par chacune des parties tant qu’il n’en a pas été statué sur la validité par les juges du fond compétents et que nul ne peut se faire justice à soi-même ; qu’en caractérisant ainsi l’existence d’un trouble manifestement illicite, la cour d’appel n’a donc fait qu’user des pouvoirs qui lui sont conférés par l’alinéa 1er de l’article 873 du CPC civile en prescrivant à la société précitée, à titre de mesure conservatoire ou de remise en état, l’obligation d’exécuter ses obligations contractuelles ; » (Civ. 1er, 15 juin 2004, 00-16.392, Publié au bulletin, RTD Civ. 2004 p. 508, J. Mestre et B. Fages.).
Une telle solution est d’ailleurs rappelée en substance dans l’arrêt ici rapporté. Mais la Cour d’appel en neutralise les effets en opposant au caractère « manifestement illicite » du trouble de l’inexécution du contrat, le comportement de l’autre partie « susceptible de constituer lui-même une illicéité flagrante ».
Nous ne tairons pas que l’emploi du qualificatif « susceptible » pour une « illicéité flagrante » pourrait questionner, si l’on estime que ces termes ne se combinent pas idéalement ou que l’on considère à propos d’une situation qu’elle est flagrante où qu’elle ne l’est pas.
Il semble néanmoins qu’il ait ici question de hiérarchiser la gravité des troubles en concours.
La Cour d’appel se voudra toutefois plus symétrique dans le dernier attendu de son arrêt consacré au trouble manifestement illicite, lorsqu’elle jugera que « Dans ces conditions, il ne peut être considéré que la résiliation unilatérale du contrat de services qui a été opérée par la société Coopérative U Enseigne constitue une violation manifeste de la règle de droit et, par suite, un trouble manifestement illicite, alors que la poursuite forcée du contrat de services, à la validité discutable au regard des règles de la concurrence, est elle-même susceptible de constituer une illicéité manifeste. ».
L’échappatoire pour l’intimé a ici résidé dans sa capacité à convaincre le juge « l’illicéité manifeste » ou à tout le moins susceptible de l’être, pour un fait qui aurait pu, en d’autres circonstances, constituer un trouble « manifestement illicite ».
Certes, les moyens de défense quant à la conformité indispensable au droit de la concurrence n’étaient pas fantaisistes.
La Cour d’appel, comme le Tribunal de Commerce, a en outre relevé que les parties avaient d’ailleurs conjointement indiqués à l’Autorité de la Concurrence, en juin 2019 (cf. Ord. réf. T. Com. Paris, 10 nov. 2022, p. 4) dans le cadre des préoccupations de concurrence qu’aurait pu suggérer l’alliance, que la composante « Services » était indissociable de la négociation du prix d’achat des produits auprès du fournisseur ou encore que l’ensemble des services convenus avec CWT étaient indissociables de la relation d’achat, alors d’ailleurs que la rémunération des services internationaux était calculée notamment en pourcentage du montant des achats des distributeurs auprès des fournisseurs.
Et des précédents d’illicéité potentielle existaient dans des domaines voisins, même si cela ne résulte pas des termes de l’arrêt.
Pour mémoire, la Cour de cassation a cassé en 1998 un arrêt de la Cour d’appel de Rouen au motif que « si l’existence d’une contestation sérieuse n’interdit pas au juge des référés de prendre les mesures prévues par l’article 809, alinéa 1er, du nouveau Code de procédure civile, le juge doit apprécier le caractère manifestement illicite du trouble causé ; qu’en se bornant à se référer à l’existence de la clause de non-concurrence souscrite par les parties fût-elle non ambiguë et aux pertes d’exploitation des SCP, sans vérifier si cette clause était licite et de nature à justifier l’interdiction des travaux envisagés, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; » (Com. 17 novembre 1998, 96-17.878, Publié au bulletin).
Les discussions étaient alors relatives à une clause de non concurrence qu’une partie prétendait inopposable au motif qu’elle tombait sous le coup de la nullité édictée par l’article 9 de l’ordonnance susvisée du 1er décembre 1986, dont l’article 7 prohibait les ententes ayant pour effet possible d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence (à rappr. Civ., 13 juillet 2011, 10-19.989, Bulletin 2011, III, n° 136, pour une demande d’acquisition d’une clause résolutoire de plein droit pour méconnaissance d’une obligation contractuelle, alors qu’était en question la validité de certaines stipulations du contrat au regard de dispositions légales d’ordre public, et qui ont amené la Cour d’appel à ne pas admettre le trouble manifestement illicite et ce faisant dire qu’il n’y avait pas lieu a référé).
Si la solution retenue, au vu de certains précédents, ne nous apparaît pas des plus novatrice au plan de son aboutissement, il est tentant d’en discuter dans la motivation, en présence de la réalité d’une inexécution du contrat de services par opposition à ce qui n’est qu’une hypothèse.
Nous l’avons évoqué, cette inexécution aurait pu relever, en d’autre circonstances, d’un trouble manifestement illicite.
Mais tel n’a pas – ou plus – été le cas en l’espèce à raison, selon les termes de l’arrêt, d’une « discussion du caractère anticoncurrentiel » du contrat de services indépendamment de l’accord de coopération et dont la Cour estime pourtant « qu’il n’appartient pas au juge des référés de trancher », même si cette discussion « apparaît tout à fait fondée ».
Et pour la Cour d’appel d’en conclure que, dans les conditions rapportées, la résiliation unilatérale du contrat de services qui a été opérée par U ne constitue pas une violation manifeste de la règle de droit et, par suite, un trouble manifestement illicite, dans la mesure où la poursuite forcée du contrat de services, à la validité « discutable » au regard des règles de la concurrence, est elle-même « susceptible » de constituer une « illicéité manifeste ».
Réalité contre hypothèse. Mais les juges, au premier et second degré ont à deux reprises tranché, dans le même sens qui plus est. Ils sont souverains.
– Pour ce qui a trait à l’examen du dommage imminent dont se prévalait l’appelante au titre notamment de la perte de rémunération ou des avantages financiers octroyés par les fournisseurs au titre du contrat de service inexécuté, les ressorts de la solution de l’arrêt sont les mêmes que ci-dessus.
La Cour estime ce dommage non caractérisé au sens de l’article 873 du CPC, tout en rappelant « qu’un dommage n’est pas susceptible d’être prévenu en référé s’il est légitime ». Or, pour la Cour, « les dommages invoqués résultant ici de l’inexécution d’une convention dont la validité est incertaine, ils sont potentiellement illicites. ».
Au-delà de cette formulation qui nous questionne, lorsqu’il est fait état ici d’un dommage « potentiellement illicite », nous retiendrons que l’incertitude sur la validité du contrat engendre celle sur le caractère légitime ou non des dommages invoqués par l’appelant.
– A noter, juste pour mémoire qu’au plan de la demande en référé fondée sur l’urgence, la Cour juge que l’action de Carrefour ne pouvait non plus prospérer sur le fondement de l’article 872 du CPC, car les mesures sollicitées ne heurtaient à une contestation sérieuse sur la validité de la convention dont il était sollicité la poursuite.
Nous renvoyons à nos précédentes observations au plan de la contestation sérieuse de U.
Sur ce fondement à l’action en référé, la solution nous apparaît bien moins tentante à discuter.
Pour la suite de ce feuilleton de désunion entre ces deux grands groupes de distribution, il est à craindre que nous devions nous faire à l’idée de ne pas pouvoir en commenter les débats de fond (mais peut-être en référé si pourvoi), puisqu’il qu’il apparait que les parties ont convenu de soumettre leur différent à l’arbitrage.
C’est dommage, alors que l’on a pu relever en avril dernier dans la presse spécialisée, que Carrefour demandait à Système U, dans le cadre d’une visiblement d’une autre procédure, un montant de 230 millions d’euros au titre d’un préjudice dont elle se prévaut (Centrales d’achats : Carrefour demande un dédommagement supplémentaire à Système U, M. Picard, LSA, 4 avril 2023, https://www.lsa-conso.fr/centrales-d-achats-carrefour-et-systeme-u-franchissent-un-palier,434454).
Enfin et au-delà du cadre strict de ce litige, ces solutions produisent l’effet d’un rappel de la vulnérabilité de la force obligatoire du contrat, y compris en référé, si la convention des parties doit le cas échéant contrevenir à la règlementation en matière de concurrence ou de celle des pratiques restrictives de concurrence.
Jean-Michel Vertut – Avocat.
Nota : le commentaire de cet arrêt est intégré à la Lettre de la distribution du mois de juillet/août 2023. Il le sera aussi à la Revue Concurrences. Sur mes autres contributions dans ces publications, voir sous l’onglet Publication, la rubrique Lettre de la Distribution.