Affaire Ministre de l’Economie c./ SAS ITM Alimentaire International
Cour d’appel de Paris, 28 juin 2023, n° 21/16174
1. Faits
Selon l’arrêt rapporté, la DGCCRF a mené en 2013 et 2014 une enquête destinée à vérifier que la « guerre des prix » menée par les distributeurs français dans un contexte de crise économique et de stagnation du pouvoir d’achat ne s’accompagnait pas de l’imposition de clauses ou de pratiques contrevenant aux dispositions du titre IV du livre IV du code de commerce et notamment à l’article L. 442-6 I 2° du Code de commerce, des abus ayant été dénoncés par l’ANIA, la FNSEA et Coop de France dans une lettre commune adressée en juin 2014 au Premier ministre et publiée dans LSA.
L’enquête a notamment donné lieu à auditions de 46 fournisseurs sous couvert d’anonymat, ainsi qu’à opérations de visites et saisies dans les locaux d’un distributeur, la SAS ITM Alimentaire International (ci-après « ITM »).
Reprochant à ITM d’avoir mis à exécution un « plan d’action et de sécurisation » élaboré dès le mois de mai 2014 et destiné à obtenir de ses fournisseurs, sans élément nouveau survenu depuis la conclusion des contrats cadres le 1er mars 2014 et sans contrepartie, une baisse de prix sous forme de remises supplémentaires (« additionnelles ») compensant sa perte de marge, ce qui caractérisait la tentative de soumission de chacun de ses fournisseurs à un déséquilibre significatif au sens de l’article L 442-6 I 2°, le Ministre de l’Economie a assigné ITM devant le tribunal de commerce de Paris.
Par jugement du 5 juillet 2021, le Tribunal estimé l’infraction caractérisée et a infligé à ITM une amende de 2.000.000 d’euros, avec exécution provisoire (Trib. Com. Paris, 5 juillet 2023, RG 2015024902).
Suite à appel interjeté par ITM, la Cour d’appel de Paris confirme pour l’essentiel le premier jugement, sauf notamment à ramener à cinq au lieu de neuf le nombre des fournisseurs victimes de la pratique et non des moindres (dont Colgate, Henkel ou Mondelez).
2. Problèmes
Les lecteurs les moins pressés ne pourront faire l’économie d’une lecture de cet intéressant et volumineux arrêt, aux préoccupations multiples, dont certaines ont pu être relevées dans d’autres affaires récentes (ex. examen de l’affaire sous le volet « pénal » de l’article 6 de la CEDH, à rappr. Paris, 15 mars 2023, n° 21/13227 et 21/13481, Lettre distrib. 04/2023, nos obs.), car nous nous limiterons ici à un focus sur certains sujets.
Le premier sera relatif au pouvoir des enquêteurs lors d’investigations menées sur le fondement de l’article L. 450-3 auprès de l’entreprise suspectée de la mise en œuvre de pratiques prohibées et à celui du risque de divulgation ultérieure des constats effectués auprès des fournisseurs à raisons de vicissitudes du procès, en dépit des mesures d’anonymat mises en œuvre pas les enquêteurs.
Le deuxième, maintes fois rencontré mais qu’il est utile de rappeler, traite du champ d’application matériel de l’article L. 442-6 I 2° aux simples pratiques non formalisées par écrit.
3. Solutions
– Sur le pouvoir des enquêteurs d’entendre dans le cadre d’une enquête « simple », les personnes susceptibles d’avoir participé à la commission d’une infraction, la Cour d’appel juge qu’« en procédant à des auditions poussées, parfois tendues et comprenant des questions auto incriminantes sans information préalable des personnes entendues sur leurs droits en pareilles circonstances, sur le fondement de l’article L 450-3 du code de commerce sans nécessité pour le contrôle opéré, les agents de la DGCCRF ont excédé leurs pouvoirs. Les déclarations ayant ainsi été obtenues illicitement, peu important qu’un avocat ait été présent lors des auditions puisque le cadre juridique était inadéquat, la production et l’exploitation dans le cadre du procès des procès-verbaux qui les consignent sont déloyales et portent irrémédiablement atteinte au droit au procès équitable de la SAS ITM, la discussion contradictoire ne lui permettant pas d’en contester utilement le contenu. ».
– Sur anonymat des procès-verbaux établis auprès des fournisseurs, celui-ci n’est pas en lui-même débattu devant la Cour d’appel, l’arrêt se limitant à relater le sujet dans l’exposé du litige au stade de la première instance.
Le propos constitue plus une information qu’une solution de droit aux termes de l’arrêt.
L’on relève en effet que, suite à incident de production forcée de pièces provoqué par le défendeur, deux jugements avant-dire droit « ont ordonné la communication par le Ministre à la SAS ITM de tous les procès-verbaux établis en juin et juillet 2014 au cours de l’enquête menée auprès de 46 fournisseurs, puis l’accès au conseil de la SAS ITM et à son directeur juridique, préalablement engagés à la confidentialité, aux procès-verbaux non anonymisés, à l’exception des informations relatives aux concurrents. ».
La lecture de la décision en première instance étant plus précise, il conviendra de s’y reporter.
– Sur le champ d’application matériel de l’article L. 442-6 I 2° aux simples pratiques non formalisées par écrit, la Cour d’appel juge que « l’imposition d’une baisse tarifaire non formellement contractualisée peut constituer la soumission (ou sa tentative) à une obligation au sens de l’article L 442-6 I 2° du code de commerce. Cette interprétation, conforme à la lettre et à l’esprit du texte, est compatible avec la substance de l’infraction (…) ».
Nous observerons sur les sujets ci-dessus dans l’ordre où l’arrêt les évoque.
4. Observations
4.1. Champ d’application de l’article L. 442-6 I 2° et simples pratiques non formalisées par écrit.
La solution s’inscrit dans la continuité d’arrêt antérieurs de la même Cour.
Le Ministre n’a d’ailleurs pas manqué de verser aux débats autant d’arrêts qui se référent expressément à la sanction de pratiques, distinguées pour l’occasion des clauses (Paris, 18 septembre 2013, n° 12/03177 ou, pour des décisions plus récentes postérieures aux faits litigieux, Paris, 21 juin 2017, n° 15/18784, Paris, 16 mai 2018, n° 17/11187, Revue Lamy Droit de la Concurrence, n° 74, Juillet Août 2018, nos obs. et Paris, 15 mars 2023, n° 21/13227. à rappr. Lettre distrib. 04/2023, préc.).
La Cour rappelle entre autres au soutien de cette solution, la décision du Conseil constitutionnel n° 2010-85 qui évoque « « la complexité des pratiques que le législateur a souhaité prévenir et réprimer » et rappelle que l’article L. 442-6 du code de commerce a pour objet « l’interdiction des pratiques commerciales abusives dans les contrats », signe que les premières peuvent s’exprimer dans la formation et l’exécution des seconds auxquels elles ne se réduisent pas, [et] s’est prononcé sur l’intelligibilité du concept de « déséquilibre significatif » et non sur la nature et la source des obligations qui le créent. ».
Par un raisonnement a fortiori, les juges rappellent qu’il s’agit de sanctionner par la responsabilité civile « un fait juridique » et que « s’appliquant également à la tentative de soumission, commencement d’exécution qui a par hypothèse manqué son effet, il est évident que l’obligation créant le déséquilibre significatif n’a pas à être formalisée dans un contrat, cette analyse n’étant pas destinée, comme le soutient la SAS ITM, à pallier une carence ou une contradiction législative mais à restituer à la loi sa cohérence pour garantir sa pleine effectivité ».
Le comportement de l’auteur – fait juridique – prime sur le succès rencontré de dernier ou, lorsqu’il s’avère fructueux, sur l’instrumentum, au point que le premier est sanctionnable même en l’absence du deuxième : le défaut de formalisation contractuelle n’absout pas la pratique, en l’état de la jurisprudence de la Cour d’appel de Paris, qui nous semble sur ce point respectueuse des textes.
Dans ce contexte, le moyen, si rien n’interdisait de le tenter, semblait d’avance vain.
Profitons de l’occasion pour signaler qu’à propos de la compensation de marge qui fut l’une des pratiques antérieurement listées dans l’ancien article L. 442-6 I 1°, la Cour rappelle que « la liste développée par des lois successives a finalement été supprimée par l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 dont l’objet n’était pas d’autoriser les pratiques antérieurement visées mais de « recentrer la liste des pratiques commerciales autour de trois pratiques générales » (Rapport au Président de la République), signe supplémentaire que l’ajout opéré en 2014 [adjonction dans l’article L. 442-6 I 1° de la pratique consistant en une demande supplémentaire, en cours d’exécution du contrat, visant à maintenir ou accroître abusivement ses marges ou sa rentabilité] sur l’interdiction n’était qu’illustratif. ».
L’enseignement en est que ce type de pratique demeure prohibée si se vérifient, dans des litiges même les plus récents, les conditions d’application de l’article L. 442-1 I.
4.2. Enquêtes « simples » et pouvoir des enquêteurs d’entendre les personnes susceptibles de se voir reprocher la commission d’une infraction.
La Cour, voyant dans les investigations auprès des personnels d’ITM, certaines demandes allant au-delà de celles dont dispose l’article L. 450-3 du Code de commerce en matière d’enquête dite « simple », limitées à la communication de divers éléments prévus par le texte et « nécessaire au contrôle », rappelle que ce dispositif ne confère pas aux enquêteurs un pouvoir général d’audition ou de perquisition.
Il est donc considéré que les déclarations obtenues auprès d’ITM, moyennant notamment des questions précises pouvant parfois traiter de la caractérisation même de l’infraction, voire de nature à favoriser l’auto incrimination, l’ont été de manière illicite.
Leur production dans le cadre du procès, des procès-verbaux qui les consignent sont donc jugées déloyales et portent atteinte de manière irrémédiable au droit au procès équitable.
Bien que se refusant, contre ce qui lui était demandé au principal et faute de base légale, à annuler les procès-verbaux litigieux, dont le contenu confirmait la réalité d’auditions car « très au-delà du cadre limité et circonscrit au recueil de renseignements » rattachés au contrôle, la Cour considère qu’« au regard de la nature du vice intrinsèque qui affecte les pièces 17 à 22 du ministre chargé de l’économie, ces dernières, dont la constitution même est déloyale dans son ensemble et qui n’ont aucune force probante, seront déclarées irrecevables. ».
En l’espèce, il est possible que les enquêteurs aient gâté leurs constatations en voulant, peut-être, les rendre plus éloquentes (contra : Paris, 15 mars 2023, n° 21/13227 et 21/13481, Lettre distrib. 04/2023, nos obs.).
Nul ne doute que ces derniers sauront, à l’avenir, en tirer les enseignements au plan pratique lors de leurs investigations.
Mais les services du Ministre n’étaient toutefois pas absolument dépouillés d’éléments à faire valoir à titre de preuve, puisqu’ils disposaient, entre autres de procès-verbaux, eux aussi « d’auditions », mais établis auprès de fournisseurs entendus.
4.3. Anonymat des procès-verbaux établis auprès des fournisseurs.
Suite aux abus dénoncés dans la presse spécialisée sans que n’aient été pour autant désigné leur(s) auteur(s), l’idée que les constats réalisés auprès de 46 fournisseurs auraient pu ou ont pu, entre autres, être pris en compte (ce que l’arrêt peut nous inviter à deviner mais sans certitude) pour présenter au JLD la demande d’enquête « lourde » de l’article L. 450-4 du Code de commerce, pratiquée fin juillet 2014 dans les locaux d’ITM, ne nous semble pas si baroque.
Les fournisseurs n’étaient pourtant ni plaignants, ni les auteurs du courrier paru dans LSA et qui semble avoir été le détonateur de l’affaire.
Soyons clairs sur deux points : D’une part, les principes du procès équitable, dont le respect des droits de la défense, doivent bénéficier à tout justiciable. D’autre part, rien ne peut ici nous amener à estimer que les enquêteurs ont pu manquer de sincérité sur l’anonymat annoncé aux fournisseurs.
Cela étant, même si les déclarations sont anciennes, il n’en demeure pas moins que l’on pourrait comprendre l’éventuelle amertume ressentie par certains fournisseurs, tenus de coopérer à l’enquête et entendus à cette occasion sous le secret, mais dont les déclarations auront pourtant été, malgré les tentatives du Ministre de s’y opposer, divulguées et prises en compte pour motiver la condamnation de leur client d’alors et qui l’est probablement encore de nos jours.
Et de cette expérience des uns peut découler une appréhension des autres à déclarer sincèrement et entièrement dans le cadre de futures investigations, visant pourtant à lutter contre des comportements nuisibles à l’équilibre et la loyauté des relations commerciales.
Pour les observateurs que nous sommes, le signal donné par cet arrêt n’est donc pas des plus heureux dans le cadre de la lutte contre les pratiques abusives.
Le modus operandi reste donc encore perfectible pour parvenir à un récit conciliant efficacité des enquêtes, procès équitable et effectivité de la loi.
Il y aurait enfin bien à dire au plans des conseils pratiques à donner aux fournisseurs afin de ne pas compromettre les enquêtes destinées à les protéger, voir leurs actions individuelles en restitutions, mais c’est là un tout autre sujet.
Jean-Michel Vertut – Avocat.
Nota : le commentaire de cet arrêt est intégré à la Lettre de la distribution du mois de septembre 2023. Il le sera aussi à la Revue Concurrences. Sur mes autres contributions dans ces publications, voir sous l’onglet Publication, la rubrique Lettre de la Distribution.