Affaire Sarl Le Roy Muribane c./ SAS Franprix Leader Price Holding
Cour d’appel de Paris, 6 septembre 2023, n° 21/19954
1. Faits
La société Le Roy Muribane (le « fournisseur ») spécialisé dans le commerce en gros de fruits et légumes, fournissait en produits frais depuis 1996, des supermarchés exploités en franchise sous l’enseigne Leader Price appartenant à la société « Distribution Bretagne Atlantique » (DBA ou le « distributeur »).
Des évolutions capitalistiques entre 2008 et 2020 ont conduit cette société dans le giron du groupe Casino.
Le fournisseur et le distributeur ont conclu durant leur relations plusieurs conventions annuelles, décrivant les rémunérations dues par le premier en échange des prestations de services réalisées par le second.
La dernière convention a été signée au titre de l’année 2017 et aucune convention n’a été signée pour les années 2018 et 2019.
A compter de fin 2019, le distributeur a cessé tout achat auprès du fournisseur, qui l’a assigné devant le Tribunal de commerce de Paris pour rupture brutale des relations commerciales établies. La procédure était en cours à la date de l’arrêt rapporté.
Par ailleurs et invoquant la nullité de deux articles des conventions annuelles conclues en 2016 et 2017 intitulées « Contrat de référencement et de prestations de services », aux fins d’obtenir le remboursement des sommes indûment versées à son distributeur, le fournisseur l’a encore assigné devant le Tribunal de commerce de Rennes qui l’a débouté de ce chef.
Le fournisseur a interjeté appel devant la Cour d’appel de Paris.
Au soutien de sa demande en nullité, le fournisseur invoquait le caractère fictif des services, et donc l’absence de contrepartie à la rémunération prévue dans les deux articles précités.
Les services litigieux étaient regroupés sous quatre « items » à savoir : « 1. Commission de référencement et de gestion administrative centralisée ; 2. Réalisation de publicités et d’informations sur les lieux de vente dans les magasins ; 3. Expositions et opérations événementielles ; 4. Éléments techniques. ».
Par arrêt du 6 septembre 2023, la Cour d’appel infirme le premier jugement, prononce la nullité des articles querellés et condamne le distributeur (Franprix Leader Price Holding lors de la procédure d’appel) à la restitution des sommes indument versées par le fournisseur.
2. Problèmes
1) Comment se répartit la charge probatoire lors d’un litige fondé sur l’article L. 442-6 I 1° du Code de commerce prohibant l’obtention d’un avantage sans contrepartie ?
2) Quel est le domaine matériel de l’article L. 442-6 I 1° du Code de commerce prohibant l’obtention d’un avantage sans contrepartie ?
3) Comment se définissent, au regard de l’article L. 442-6 I 1° du Code de commerce, les services pouvant donner lieu à rémunération dans le cadre d’une convention commerciale conclue dans l’univers de la Grande distribution entre un fournisseur et son distributeur pour la distribution des produits du premier par le second ?
3. Solutions
1) Sur la répartition de la charge probatoire :
« Il incombe au fournisseur, la société (…), demanderesse conformément à l’article 1353 du code civil, de prouver qu’une contrepartie a été versée. Il appartient ensuite à la société (…), dont le rôle était de faire bénéficier [le fournisseur] de ses services pour la distribution de ses produits dans les différents supermarchés gérés par (…), de prouver qu’un service a été effectivement rendu (Com, 3 mars 2021, n°19-13533). »
2) Sur le domaine matériel de l’article L. 442-6 I 1° du Code de commerce :
« La lettre du texte permet par la grande généralité de ses termes d’étendre son application au-delà des seuls services de coopération commerciale (« service commercial ») et à un avantage de toute nature (« un avantage quelconque »). La Cour de cassation retient que « l’application de l’article L 442-6 I 1° du code de commerce exige seulement que soit constatée l’obtention d’un avantage quelconque ou la tentative d’obtention d’un tel avantage ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu, quelle que soit la nature de cet avantage » (Com., 11 janvier 2023, n° 21-11.163). »
3) Sur la définition des services pouvant donner lieu à rémunération (a contrario ne le pouvant) au regard de l’article L. 442-6 I 1° du Code de commerce dans le cadre d’une convention commerciale dans l’univers de la Grande distribution :
« Elle [la Cour de cassation] a précisé que « le service donnant lieu à rémunération dans le cadre d’une convention commerciale doit être spécifique et aller au-delà des simples obligations résultant des opérations d’achat et de vente en donnant au fournisseur un avantage particulier de nature à faciliter la commercialisation des produits » (Com., 26 septembre 2018, n°17-10173). ».
4. Observations
1) Sur la répartition de la charge probatoire.
En l’espèce, le fournisseur justifiait du paiement des factures de services au libellé type « Coopération commerciale 2016 – Référencements et prestations de services » (idem pour 2017), mais le distributeur ne justifiait pas de services effectivement rendus en contrepartie des sommes versées.
La preuve de l’accomplissement des services rendus au titre de 2016 et 2017 n’étant pas rapportée, la Cour d’appel les considère fictifs de ce seul chef sans qu’il soit nécessaire de s’interroger plus avant sur la nature de services querellés, ni a fortiori, sur la proportionnalité des avantages consentis.
La Cour ne s’engage d’ailleurs sur aucun de ces deux terrains, s’évitant à l’occasion une analyse non nécessaire.
La solution générale rendue à ce sujet est conforme à la jurisprudence la plus établie de la Cour de Paris sur la mécanique probatoire (à rappr. Paris, 10 mai 2023, n° 21/04967, Lettre distrib. 06/2023 et RLC 4461, n° 129, juil-août 2023, p. 15 et s., nos obs.).
Elle sera ensuite ici déclinée pour chacune des quatre catégories de services en cause, la Cour rappelant à l’occasion qu’« est indifférente la circonstance que [le distributeur] ne soit plus en possession des justificatifs qui seraient détenus par sa société mère, dès lors qu’il lui appartenait de conserver les justificatifs ou d’en obtenir la production ».
Il est vrai que le moyen était quelque peu naïf, en ce qu’il visait à voir son auteur déchargé de la part du fardeau probatoire lui revenant, sous prétexte qu’il ne pouvait matériellement pas rapporter de preuve contraire, alors qu’un tel moyen traduisait la reconnaissance d’une impossibilité de prouver, et donc d’avoir tort.
Quant au « marronnier » du dossier, il est balayé, sans surprise. Pour ceux qui n’auraient pas encore reconnu sa petite musique, c’est celle du moyen de défense du distributeur pour qui le fournisseur, durant plusieurs années « ne justifiait pas avoir contesté le paiement des sommes litigieuses » jusqu’à sa demande en justice pour les périodes non prescrites (2016 et 2017), ce qui démontrait que les services avaient bien été rendus et que le distributeur s’était acquitté de ses obligations contractuelles.
Rejeté encore le moyen selon lequel c’est le fournisseur qui « a souhaité convenir avec le distributeur de contrats de référencement et de prestations de services aux termes desquels elle [le fournisseur] a tiré des avantages réels et spécifiques », comme par exemple pour « la commission de référencement et de gestion administrative centralisée », contenant une déclaration générale que l’on peut supposer pré rédigée, selon laquelle le fournisseur « souhaite bénéficier des services centraux de [du distributeur] afin de l’aider au déploiement de ses produits au sein du réseau de supermarchés géré par [le distributeur] ».
En outre et concernant « la réalisation de publicités et d’informations sur les lieux de vente dans les magasins », la circonstance alléguée par le distributeur que les rayons fruits et légumes sont la vitrine des magasins à enseigne Leader Price, qui communiquent régulièrement à leur sujet auprès de leur clientèle afin d’insister sur la qualité, la fraîcheur et les circuits courts empruntés par ces produits (affiches, magasines promotionnels, etc.), ne permet pas de justifier aux yeux de la Cour, de la réalisation de publicités et d’information dans les magasins par le distributeur en 2016 et en 2017.
Sur ce dernier service, il est d’ailleurs relevé que les « prétendues opérations sur les lieux de vente, décrites de manière très générale dans le contrat et dépourvues de réalisation », n’avaient donné lieu à « aucun contrat d’application », alors que le fournisseur indiquait n’avoir eu aucune connaissance desdites opérations.
L’absence de contrats d’application pour les « expositions et opérations événementielles », est aussi retenu par la Cour pour en conclure au caractère fictif de ces dernières, alors encore que le fournisseur soutenait à nouveau les avoir ignorées sans être en cela démenti.
Enfin, s’agissant des « éléments techniques pour la mise en place par [le distributeur] de toute action dans le seul but de promouvoir les produits référencés, notamment la mise à disposition par les filiales des palettes perdues », la Cour dit qu’il n’est pas justifié de leur réalisation par le distributeur.
2) Sur le domaine matériel de la prohibition de l’avantage sans contrepartie.
Bien peu de chose à observer ici, si ce n’est à constater la reprise par la Cour d’appel de la solution rendue en janvier dernier par la Chambre commerciale de la Cour de cassation (Com. 11 janvier 2023, n° 21-11163, Lettre distrib. 02/2023 et RLC 4399, n° 125, Mars 2023, p. 31 et s., nos obs.).
Entendre par cela que le texte de la prohibition vise un avantage, quel qu’il soit (contra, Paris, Pôle 5 ch. 5, 11 mai 2023, n° 20/04679, Lettre distrib. 10/2023, nos obs.).
Il ne ressort d’ailleurs pas de l’arrêt que le distributeur ait estimé opportun, pour sa défense, de tenter de débattre à ce sujet.
3) Sur la définition des services pouvant donner lieu à rémunération (a contrario ne le pouvant) au regard de l’article L. 442-6 I 1° du Code de commerce dans le cadre d’une convention commerciale dans l’univers de la Grande distribution.
C’est de notre point de vue sous cet angle que l’arrêt nous semble le plus intéressant quant aux pistes de réflexions qu’il ouvre, tout en nous efforçant de ne pas attribuer à la Cour d’appel des points de vue qu’elle n’aurait pas littéralement exprimé au travers de ses motifs.
De même, il ne s’agira pas ici de commenter une appréciation sur la nature des services, faute pour la Cour de l’avoir réellement menée.
Sous ces réserves et sur ce sujet parfois clivant, il se doit, en premier lieu, d’être souligné que l’arrêt intervient au cours d’une période durant laquelle le dispositif de lutte contre l’obtention d’un avantage sans contrepartie s’est vu revigoré tant par le législateur à l’occasion de l’ordonnance du 24 avril 2019 (voir article L. 441-2 I 1° nouveau) que par la Haute Cour (Com. 11 janvier 2023, préc.).
En deuxième lieu, nous ne pouvons manquer de relever que la Cour d’appel, qui aurait pu se limiter au seul constat du défaut de preuve d’accomplissement des services critiqués pour les considérer fictifs, rappelle ab initio une solution d’un arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation, rendue en épilogue d’une longue affaire opposant le Ministre de l’Economie à Système U (Com. 26 septembre 2018, n° 17-10173, Lettre distrib. 10/2018, nos obs.) autour de de la rémunération de services de centrales.
La Cour d’appel nous remémore ainsi le double critère du caractère « spécifique » du service qui doit « aller au-delà des simples obligations résultant des obligations d’achat et de vente ».
Nous ne nous pencherons d’ailleurs pas sur le troisième critère alors posé par la Cour de cassation, à savoir que le service devait « donner au fournisseur un avantage particulier de nature à faciliter la commercialisation des produits ».
Car comme d’ailleurs déjà précisé dans l’arrêt ici commenté, qui s’inscrit dans la lignée de celui de la Cour de cassation du mois de janvier dernier (Com. 11 janvier 2023, n° 21-11163, préc.), la lettre du texte permet par la grande généralité de ses termes d’étendre son application au-delà des seuls services de coopération commerciale (« service commercial ») et à un avantage de toute nature (« un avantage quelconque »).
En l’espèce, les services centraux au titre de la « Commission de référencement et de gestion administrative centralisée » relevaient de quatre thématiques à savoir (1) la centralisation de la négociation des informations relatives aux produits et les commandes des magasins lors des opérations promotionnelles, (2) la mise en place d’un développement stratégique en secteur, permettant, par la présence de chefs de secteur, de relayer la politique globale convenue par [le distributeur] avec [le fournisseur], (3) la mise à la disposition d’un interlocuteur unique (ou des interlocuteurs uniques) pour déterminer la stratégie, les produits et la quantité de produits qui seront placés dans les différents supermarchés concernés et (4) la coordination par [le distributeur] des commandes de ses différentes filiales (fruits et légumes, fleurs et plantes, etc.) en une livraison unique afin de permettre au fournisseur de simplifier sa logistique journalière et de favoriser son passage en réception.
Si nous laissons de côté cette dernière thématique d’ordre « logistique », les trois premières prestations invoquées par le distributeur (la centrale) agissant qui plus est « au nom et pour le compte de ses filiales », n’étaient-elles pas au fond, le socle pour ne pas dire le prérequis, de toute la relation d’achat-vente dont elles ne pouvaient apparemment pas être découplées, avec lesdites filiales.
En présence de certains services de centrale, faut-il alors voir une contrepartie justifiant un avantage telle ou telle prestation qui, rétribuée ou non, serait obligatoirement accomplie parce qu’elle est indissociable du mode d’organisation pour l’achat vente mis en place par le distributeur ? Même non « avantagée », la prestation serait quoi qu’il en soit assurée lorsqu’il ne pourrait en être autrement pour que se noue et vive la relation.
Paradoxalement, s’il peut apparaître tentant pour l’auteur de la prestation aux fins de de contrer la critique de sa non réalisation et soutenir que le service mérite une rémunération, d’invoquer son caractère accompli, car de fait indispensable, un tel moyen ne participe-t-il pas de la reconnaissance, pour ces services, de leur caractère non détachable de l’achat vente ? Le choix du moyen de défense peut donc s’avérer cornélien.
Alors et si l’on tente une ligne de partage entre ce qui est monnayable et ce qui pourrait ne pas l’être, la question ne serait-elle pas, pour le Juge, de déterminer si, au fond, le fournisseur est réellement en mesure de refuser la mise en œuvre de la contrepartie proposée, sans que ne soit pour autant affecté tout le processus du référencement et de vente de ses produits et donc, mécaniquement, son accès direct aux achats-ventes.
Si la réponse est oui, c’est que l’on est en présence d’une simple option qui, si elle est choisie à la manière d’un « opt-in » puis mise en œuvre, pourrait donner lieu à monnayage.
Mais à l’inverse et si la réponse est non, c’est que la mise en œuvre de la prestation en cause est systémique, sans « opt-out ».
Dès lors et comme tel consommateur qui se voit refuser la vente de tel produit ou service s’il n’achète pas en même temps tel autre produit ou service « proposé » (vente ou prestation de service lié), la subordination de la relation commerciale entre le fournisseur et le distributeur à la réalisation de la prestation de Centrale conduit ledit fournisseur à supporter une charge à raison de ce monnayage ainsi « proposé ».
Enfin et au-delà de ce premier débat, déjà rencontré par le passé, un second pourrait être relancé à la faveur de cet arrêt, alors que le fournisseur avait souligné que les prétendus services de référencement et de gestion administrative centralisée n’avaient pas été réellement assurés « dans son intérêt » bien que facturés.
La Cour a d’ailleurs, sur des services moins essentiels que celui du référencement et des taches associés, effectivement accueilli le moyen du fournisseur qui soutenait, s’agissant du service de « publicités et d’informations sur les lieux de vente dans les magasins », qu’il n’aurait pas été réellement assuré « dans son intérêt » et qu’il était donc fictif.
Voilà encore de quoi donner lieu à critique du caractère monnayable du service en question, quand bien même ce dernier eut-il été assuré.
L’arrêt ainsi rapporté pourrait-il être pressenti comme la première pierre du renouveau du débat sur les services de centrale dans le domaine des relations industrie-commerce ? A suivre.
Jean-Michel Vertut – Avocat.
Nota : le commentaire de cet arrêt est intégré à la Lettre de la distribution du mois de Novembre 2023. Il le sera aussi à la Revue Concurrences. Sur mes autres contributions dans ces publications, voir sous l’onglet Publication, la rubrique Lettre de la Distribution.