Affaire Ministre de l’Economie c./ Galec
Cour d’appel de Paris, 25 octobre 2023, n° 21/11927
1. Faits
A la suite de plusieurs articles de presse faisant état d’une pratique du Galec dénommée « taxe Lidl », la DGCCRF et au niveau régional, les Dirrecte (Drieets) ont étudié les conditions dans lesquelles l’enseigne E. Leclerc aurait imposé une remise additionnelle de 10% aux fournisseurs de produits à marque nationale (Heineken, Lactalis, Mars, Unilever, Yoplait etc), tels qu’également présents dans les rayons des magasins de l’enseigne concurrente Lidl.
Les enquêteurs ont analysé les conventions annuelles conclues en 2013, 2014 et 2015 entre le Galec et un échantillon de 22 fournisseurs et ont relevé que les produits référencés par le Galec étaient affectés d’une réduction de prix additionnelle, lorsqu’ils étaient également référencés par Lidl et que cette réduction était présentée comme inconditionnelle.
Estimant que cette pratique de réduction de prix n’était assortie d’aucune contrepartie en contravention avec les dispositions de l’article L.442-6 I 1° du code de commerce, le Ministre de l’économie a assigné le Galec devant le tribunal de commerce de Paris sur le fondement précité pour, notamment, voir constater la nullité de ces obligations dans les conventions conclues entre 2013 et 2015 et que le Galec soit condamné au paiement de la somme de 83.035.774,91 euros au titre de sommes perçues indûment outre une amende civile de 25.000.000 euros.
Les premiers juges ont débouté le Ministre dans un jugement du 11 mai 2021. Il interjeta appel.
Par arrêt du 25 octobre 2023, la Cour d’appel confirme le jugement en toutes ses dispositions.
2. Problème
Outre le moyen, écarté par le Tribunal, sur le caractère irrecevable de l’action autonome du Ministre à raison d’une contrariété de cette action au regard du droit de l’Union en matière de concurrence (art. 101 du TFUE ; Règl. 1/2003) et la primauté de ce droit dans l’ordre juridique européen, se posait la question du caractère licite de la remise litigieuse.
L’on pourrait la formuler comme ci-dessous.
L’obtention par un distributeur auprès d’un fournisseur d’une remise ayant pour seule contrepartie le maintien du flux d’affaires avec ce fournisseur, dans un contexte de tension concurrentielle entre ce distributeur et son concurrent, revêt-elle un caractère licite au regard de l’article L. 442-6 I 1° du Code de commerce ?
3. Solution
« De l’ensemble de ces constatations, il en ressort que dans le processus de détermination du prix convenu entre les parties lors des négociations annuelles, la remise litigieuse ne visait clairement pas à rémunérer un service commercial ou « toutes autres obligations » mais faisait partie intégrante de la négociation liée aux conditions de l’opération de vente pouvant aboutir à des réductions de prix sur le tarif des fournisseurs, et dont la contrepartie attendue par ces derniers n’était autre que le maintien du flux d’affaires entre les parties dans un contexte de tension concurrentielle entre les distributeurs E. [W] et Lidl. Il s’ensuit que la remise litigieuse ne constitue pas un avantage sans contrepartie au sens des dispositions de l’article L. 442-6, I, 1° du code de Commerce. »
4. Observations
1) Sur le périmètre en apparence stabilisé du contrôle de l’avantage sans contrepartie.
Le jugement du Tribunal de commerce de Paris du 11 mai 2021 (Trib. Com. Paris, 11 mai 2021, n° 2018014864, sous commentaire de Com. 11 janvier 2023, n° 21-11.163, Lettre distrib. 02/2023, et Revue Lamy de la Concurrence n° 125, Mars 2023) avait jugé mal étayée la demande en restitution du Ministre, au motif que celle-ci avait été formulée « au titre exclusif de l’article L. 442-6 I 1°, fondé sur le seul moyen de l’absence de service commercial effectivement rendu, alors que celui-ci n’était prévu par aucun des contrats-cadres litigieux ».
Etonnante motivation qui nous amenait à conclure qu’une prestation contractualisée, mais fictive ou donnant lieu à un avantage disproportionné, pouvait être exposée à une analyse sur le fondement de l’article précité, à l’inverse d’un avantage ne prévoyant pas de contrepartie, c’est-à-dire l’archétype de la situation abusive sous l’angle de l’article L. 442-6, I, 1° à ce jour L. 442-1, I, 1°.
Mais c’était avant l’arrêt de la Chambre commerciale de cassation du 11 janvier dernier (Com. 11 janv 2023, n° 21-11.163, préc.), dont il ressort que l’article L. 442-6 I 1° s’applique à tout avantage, et donc à des réductions de prix.
Ce faisant, la Cour suprême cassait un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 4 novembre 2020 (Paris, 4 nov. 2020, ch. 5-4, n° 19/09129, Lettre distrib. 12/2020, obs N. Eréséo), qui avait estimé que les dispositions précitées ne s’appliquaient pas à la réduction de prix obtenue d’un partenaire commercial.
Soulignons toutefois que cette dernière, tout juste un mois avant l’arrêt de la Cour de cassation, avait déjà infléchi sa position dans un arrêt du 7 décembre 2022 (Paris, 7 déc. 2022, Pôle 5, Ch. 4, n° 20/11472, sous commentaire de Com. 11 janvier 2023, n° 21-11.163, préc.), en livrant une explication de texte sur l’article L. 442-6, I, 1° et sur la compréhension de la solution de son arrêt du 4 novembre 2020.
En l’espèce rapportée, la Cour d’appel rappelle la solution générale de la Cour de cassation du 11 janvier 2023 sur le domaine de l’article L. 442-6 I 1°.
Puis elle constate à l’analyse des contrats-cadre annuels 2013-2015 et leurs annexes conclus entre chacun des fournisseurs et Le Galec que la « remise spécifique sur produits était prévue au titre des conditions de l’opération de vente des produits (…) et non au titre de la rémunération d’un service commercial ou de toute autre obligation au sens des 2° et 3° de l’article L.441-7 ».
Alignée cependant sur la solution de la Cour suprême, la Cour d’appel ne conclut donc pas au caractère hors champs de l’article L. 442-6 I 1° de la pratique litigieuse, donnant ainsi pleine force à la disposition.
Mais, bien qu’épuisé, le débat sur la réduction de prix contrôlable, n’empêche pas la Cour, par le biais du contrôle de la contrepartie, de la considérer en elle-même non contrevenante à l’article L. 442-6 I 1°, sous fond des circonstances factuelles de son obtention.
La motivation de l’arrêt débouche sur la solution que l’on connaît, mais qui, de notre point de vue, n’avait rien d’incontournable, loin s’en faut.
Certes, de débat sur la contrepartie il est bien question, bien que ce terme ne figurât pas expressément au sein de l’énoncé du principe de la prohibition (« 1° d’obtenir… du service rendu »), ce dernier étant en revanche mentionné au détour de l’un des exemples cités pour illustrer l’une des pratiques interdites (« Un tel avantage peut notamment consister (…) et sans contrepartie »).
Malgré le défaut d’emploi de ce vocable en tant que condition légale expresse de la définition de la prohibition, contrairement au terme corrélatif d’« avantage », la recherche de l’existence de la « contrepartie », condition implicite et centrale dans les contentieux d’application de l’article L. 442-6 I 1°, est menée par la Cour d’appel.
Rappelons que depuis l’ordonnance du 24 avril 2019, la définition de la prohibition telle que donnée dans l’article L. 442- I 1° se réfère expressément, à deux reprises d’ailleurs, à la « contrepartie ».
Pour autant, l’on ne disposait pas à l’époque des faits – et l’on n’en dispose toujours pas – d’une ligne franche de partage, légale ou prétorienne, entre la contrepartie en soi licite et celle qui ne l’est pas (question de licéité de la valorisation de ladite contrepartie mise à part).
Tout au plus, savait-on que l’avantage qui y correspondait pouvait selon la loi, être « quelconque » (dorénavant « un » avantage – quel qu’il soit donc – dans la version la plus récente de l’interdiction).
Implicitement et de manière générale, l’on sait aussi que cet avantage ne devait pas et ne doit toujours pas être abusif, un tel caractère pouvant découler de la contrepartie causale, exprimée sous différente désignations auxquelles nous sommes accoutumés en jurisprudence (fictivité, faux services etc).
En ce qui concerne cette contrepartie, l’on savait encore, dans la version du texte applicable à l’espèce, qu’elle était sa « fonction » au sens très large – les termes de « tâche » ou « prestation » étant peut-être plus adaptés – à savoir un service commercial effectivement rendu.
Mais, en dépit de ces approches plus ou moins abouties, la « nature » ou l’essence de la contrepartie au sens de l’article L. 442-6 I 1° (ou L. 442-1 I 1°) du Code de commerce demeure opaque.
D’où l’intérêt qu’il existe à voir poser le critère de la contrepartie, même si son sa formulation en est difficile.
2) Sur la variable de la contrepartie et l’utilité d’un critère.
C’est le sujet d’autres réflexions auxquelles chacun pourra se livrer.
Un tel critère, qui permettrait de départager « raison » (en tant que motif) et « contrepartie », sans exclure que la première puisse ensuite le cas échéant se traduire dans la seconde, serait alors ab initio employé dans le cadre d’une appréciation qui ne serait pas que casuistique.
Son emploi permettrait de déterminer comme d’ordinaire, mais peut être de manière moins subjective parfois, en un premier temps, si la contrepartie existe pour l’avantage observé pour le cas échéant et en un deuxième temps, vérifier si l’avantage qui lui correspond est proportionné.
Pour rappel, le mis en cause n’avait intelligemment pas contesté le domaine d’application de l’article L. 442-6 I 1° aux réductions de prix (à rappr. Cour d’appel de Paris, 6 septembre 2023, n° 21/19954, Lettre distr. 11/2023).
Il avait ainsi notamment préféré plaider que la pratique litigieuse ne constituait pas un avantage sans contrepartie et que s’il y avait lieu de considérer un « avantage quelconque » au sens des dispositions précitées, il devait en être de même de la contrepartie qui pouvait alors être « quelconque ».
Et bien lui en a pris, car il nous semble que la Cour d’appel centralisatrice, encore il y a peu réfractaire à l’application aux réductions de prix de l’article L. 442-6 I 1° et désapprouvé en cela par la Cour de cassation, semble au détour de cet arrêt et en dépit des circonstances, bien souple, pour ne pas dire moins regardante, en matière d’appréciation de la légitimité de la contrepartie en débat.
Son appréciation en l’espèce de la contrepartie peut apparaître comme dissonante avec celle que l’on peut observer dans un autre de ses arrêts, pourtant du même jour, au vu de la contrepartie du maintien à l’avenir de la relation ou du courant d’affaires, à l’occasion d’un litige opposant le Ministre à un groupement de distribution concurrent, mais sur le fondement du déséquilibre significatif de l’article L. 442-6 I 2°, encore dans un contexte de guerre des prix (Paris, 25 octobre 2023, RG n° 20/15542, Lettre distrib. 12/2023).
Mais pour en revenir au sujet de la recherche d’un critère de la contrepartie à l’occasion du problème de droit posé, l’on peut légitimement se questionner sur le financement par un fournisseur, de la concurrence sur ses propres produits voire d’une guerre des prix, entre deux de ses clients.
Nous avions pourtant compris que la rivalité concurrentielle entre distributeurs relevait d’une situation normale, notamment pour la défense de leurs parts de marché, et dont il leur incombait d’assumer les effets.
Alors que cette concurrence s’est muée en une « guerre » des prix qu’ils avaient semble-t-il eux-mêmes déclenchés ou à laquelle ils avaient bon gré mal gré participé, la prise en compte de cette situation est-elle de nature à devoir reconnaître dans la raison d’un « maintien du flux d’affaires entre les parties » un critère de justification d’un avantage financier et ainsi lui attribuer la nature d’une contrepartie au sens de l’article L. 442-6 I 1° ?
Si en commerce comme ailleurs, toute chose a sa raison ou son explication, légitime ou non, ne faut-il pas considérer que la seule existence d’une raison ou d’un motif, quand bien même sensé au plan économique pour celui qui sollicite l’avantage, ne peut être le critère pertinent de la contrepartie, du moins si l’on prétend se doter, comme c’est encore le cas dans notre règlementation, d’outils de lutte contre certaines pratiques ?
Sans qu’il soit nécessaire de nous replonger dans les jurisprudences stigmatisant bien des contreparties abusives, gardons à l’esprit qu’avant le recentrage de certaines d’entre elles dans le nouvel article L. 442-1 du Code de commerce, l’article L. 442-6 I 1°, après sa formulation générale, procurait quelques exemples d’avantages pour des contreparties illicites.
Nous limitant ici à évoquer des pratiques prohibées connues auxquelles la pratique rapportée nous fait songer sans tenter un rattachement à ces dernières, l’on comptait au nombre de ces illustrations, par exemple, celle de la demande d’alignement sur les conditions commerciales obtenues par d’autres clients ou la demande supplémentaire, en cours d’exécution du contrat, visant à maintenir ou accroître abusivement ses marges ou sa rentabilité.
De même, la prévision du bénéfice automatique des conditions plus favorables consenties aux entreprises concurrentes se voyait sanctionnée par la nullité des clauses ou contrat en cause.
Cette dernière pratique est encore appréhendée dans le nouvel article L. 442-3 du Code de commerce.
Autant de situations dont nous comprenions, par leur énoncé plus que par l’identification d’un critère précis, qu’elles n’étaient pas des contreparties sujettes à avantages, même si elles eussent leur raison propre.
Et s’il fallait encore penser ce critère de la contrepartie à la lumière, entre autres, d’un « intérêt commun » il y a encore peu évoqué au détour d’un exemple cité dans l’ancien L. 442-6 I 1°, faudrait-il se contenter d’une communauté d’intérêt dans l’approche d’un tel critère, dès qu’il est constaté que le fournisseur est désireux de commercer avec son client ou de continuer à ce faire, cette seule raison accédant au rang de « contrepartie » au sens de l’article précité, justifiant ainsi tout moyen dédié à cette fin ? Nous ne le pensons pas.
De notre point de vue, la contrepartie ne paraît pas pouvoir se loger dans le fait d’entretenir une relation avec un partenaire commercial, sauf à neutraliser l’article L. 442-6 I 1° (et L. 442-1 I 1° qui ne vise plus que « l’autre partie »), puisque sa mise en jeu est intimement liée à la relation commerciale creuset des pratiques litigieuses, mais qui ne peut en tant que telle, constituer la contrepartie contrôlable.
Alors qu’en l’espèce rapportée, les relations se sont maintenues entre les parties qui ont répondu à la demande de remise additionnelle, il ne semble pas qu’un tel intérêt soit des plus absolument partagé.
En effet, la Cour d’appel, aux confins d’une analyse sur la soumission, non nécessaire ici mais apportant un éclairage sur la raison de la réduction de prix, constate sur la base des déclarations de fournisseurs que la remise demandée et obtenue par le distributeur, n’avait pas d’autre contrepartie que celle de pouvoir maintenir le référencement de leur produit chez le dit distributeur et de sécuriser la commercialisation de leurs gammes de produits, ou relève que deux des fournisseurs avaient été obligé d’arbitrer leur politique de distribution de leur marque nationale et de faire le choix entre l’une ou l’autre des enseignes (…) ou, pour tel ou tel autre, de limiter le nombre de double référencement (…) ou son volant d’affaires avec Lidl, voire de proposer au concurrent des formats de produits différents.
La Cour constate en outre que, pour la majorité des fournisseurs interrogés, cette pratique de remise sur leurs produits référencés chez Lidl n’a pas eu d’impact significatif sur la poursuite de leur relation commerciale avec l’une ou l’autre des enseignes, ni sur leur chiffre d’affaires global.
En fin de compte, le recadrage opéré par la Cour de cassation en janvier dernier sur le domaine du contrôle des avantages sans contrepartie risque de ne pas suffire, si cette dernière doit demeurer une notion aux contours imprécis et parfois volatils, selon les préférences affichées par le juge.
Il en va de la sécurité juridique du contenu de la négociation entre les parties, car la jurisprudence est pleine de rebondissements au point que telle contrepartie admise aujourd’hui pourrait ne plus l’être demain.
Alors et en ce qui nous concerne et quand bien même la causalité de l’avantage puisse t’elle apparaître vertueuse pour celui qui le perçoit, à la question « A avantage « quelconque » contrepartie « quelconque » ? la réponse peut être oui si nous sommes en présence d’une contrepartie, mais non si ce n’est pas le cas.
Jean-Michel Vertut – Avocat.
Nota : le commentaire de cet arrêt est intégré à la Lettre de la distribution du mois de Décembre 2023. Il le sera aussi à la Revue Concurrences. Sur mes autres contributions dans ces publications, voir sous l’onglet Publication, la rubrique Lettre de la Distribution.